Mardi 5 juin 2007

 

Les premières fois de Paris

On commence à avoir un peu mal aux pieds à force de marcher dans Paris. Alors, arrivés dans la grande cour du Louvre, on s'assoit, à deux pas de la grande pyramide de verre, sur le rebord d'un petit bassin. Sur l'eau, un canard observe les touristes en groupes, avant de plonger la tête et les pattes en avant. Quelqu'un dit : "ça doit être cool, quand même, d'être canard au Louvre !" Les deux autres acquiescent, les yeux rivés sur le canard qui nage de long en large dans son bassin. Autour de nous s'élèvent les grands bâtiments de l'ancienne demeure des rois de France. O. dit : "vous vous rendez compte comme c'est immense ! C'est fou d'avoir construit tous ces bâtiments ! Combien de temps a-t-il fallu pour édifier tout ça ?" Sans répondre à sa question, nous suivons des yeux les longs murs de pierre qui enferment la cour intérieure dans la mémoire d'un passé noble et respectable. Tandis que les statues des illustres nous contemplent de leur hauteur, nous essayons de percer du regard les grandes vitres des fenêtres. Que se cache-t-il derrière ces fenêtres ? Qu'il a-t-il dans ces défilés de pièces qui semblent ne pas avoir de fin ? Est-ce possible que ce soit encore le musée du Louvre qui s'étale jusqu'aux greniers qui se dissimulent sous les toitures ? Nous avons les questions, nous n'avons pas les réponses. Au pied des murs de pierre, on imagine les touristes poser les mêmes questions dans d'autres langues, émerveillés devant le poids d'un passé qui chante encore aujourd'hui la gloire des Rois. Les touristes sont moins nombreux que dans la journée. Déjà, le soir tombe et dans quelques dizaines de minutes ce sera la nuit. Mais les flashes crépitent. Le canard, au pied de la pyramide, est immortalisé et bientôt se retrouvera au Japon, en Italie ou en Amérique, aux côtés, peut-être, d'un pigeon de Montmartre ou d'une mouette des bords de Seine.

Un frisson me parcourt les épaules. Je remets mon pull et dis : "c'est qu'il fait frisquet !" Pour nous réchauffer, nous nous levons et abandonnons le Louvre pour nous diriger vers son fabuleux jardin, qui s'offre à quelques mètres de là : les Tuileries. Après quelques pas au milieu des parterres fleuris, nous nous asseyons à nouveau près d'un bassin, sur des chaises en plastique blanc. Je dis : "Où sont passés les chaises vertes en métal ? Un jardin parisien avec de vulgaires chaises en plastique, au lieu des lourds fauteuils de métal, cela ne ressemble plus à rien !" O. dit : "Oui, mais c'est plus confortable !", et, pour le prouver, se laisse tomber au fond de la chaise. Petite soeur regarde le bassin rond, inhabité, et s'exclame : "Où sont les bateaux à voile que poussent les enfants ?" Je dis que c'est le soir déjà et que sûrement les petits voiliers sont rangés. Doucement, nous regardons le soir de printemps entourer le grand jardin. Malgré les petits changements, Paris ressemble toujours à Paris. Nous le savons bien.

J'ai un regret : celui de n'avoir jamais découvert pour la première fois Paris. Je ne suis pas née à Paris et n'y ait habité qu'aux touts débuts de ma vie d'adulte. Mais Paris a toujours été pour moi la grande voisine. Quelques stations de RER ou quelques kilomètres en voiture, et voilà, j'y étais - j'avais quitté ma banlieue pour la capitale. Même si je peux remonter loin dans ma mémoire, jamais je ne pourrai me souvenir de la première fois où j'ai mis les pieds dans Paris. Je peux dire "la première fois que je suis allée à Londres" et je dirai peut-être "la première fois que j'irai à New-York". Mais jamais je ne pourrais dire : "la première fois que je suis allée à Paris". Toutes les autres grandes villes ont existé dans mon imaginaire avant que je ne les découvre. J'ai projeté sur elles mes fantasmes et mes illusions, puis, un jour, je les ai confrontées aux images d'une ville réelle, et non plus rêvée. Je me souviens bien de la première fois que je suis allée à Bruxelles, je me suis exclamée devant le Manneken-Pis : "Mais qu'il est petit !" Je me souviens de la première fois que je suis allée à Venise, je me suis étonnée : "Jamais je n'aurais pu imaginer une ville si étrangement magnifique !" Rien de tout cela à Paris. Avant que ma mémoire n'imprime les souvenirs, j'avais toujours déjà été à Paris. Paris, c'est une ville que j'ai toujours déjà connu... même si, finalement, je la connais mal.

Pourtant, lorsque j'étais enfant, nous avions beau habiter près de Paris, nous y allions peu. Sans doute pour mes parents, la ville était trop grande, trop encombrante, pour y amener des enfants petits. Les dimanches ensoleillés, c'était plus facile de se promener près de chez nous, dans le beau parc qui n'avait rien à envier aux jardins du Luxembourg. Mon père n'aimait pas s'aventurer dans le cercle infernal du Périphérique, et il préférait pénétrer dans Paris par la voie des berges. A l'arrière de la R9 blanche, Paris m'apparaissait soudain, ville aquatique, bordée de grands immeubles aux stores bleus et jaunes qui lui donnaient un petit air de vacances. Le zouave et la flamme du Pont de l'Alma, pas encore transformés en mausolée pour Princesse. Les péniches qui dormaient sur le fleuve serpentant avec la route. La Tour Eiffel qui, soudain, à la sortie d'un petit tunnel apparaissait comme par magie. J'étais surprise de voir Paris, si belle, si majestueuse, si fière d'elle. Mes parents me disaient "là c'est l'île de la Cité, une toute petite île au coeur de la Seine ; là, le dôme doré des Invalides où est enterré Napoléon ; là, on est sur le Pont Neuf qui est en fait le plus vieux pont de Paris..." J'emmagasinais toutes ces informations, tout à la fois émerveillée et blasée. Dans les yeux de mes parents, Paris n'était pas une ville inédite. On ne la visitait pas en touristes, avec un regard neuf et étranger. On allait à Paris pour visiter un musée bien précis ou pour assister à un spectacle. On avait des raisons d'aller à Paris. On n'y allait pas la découvrir pour la première fois. Les sorties dans Paris n'étaient pas prévues à l'avance, attendues, espérées. On y allait pour faire des choses bien précises, et non pas pour se laisser mener par cette ville infinie et mystérieuse. Pour mes parents, qui avaient habité Paris avant ma naissance, une sortie dans la capitale n'avait rien d'exceptionnel. Alors, pour moi non plus. J'avais dix ans et n'allais que trois à quatre fois par an à Paris, mais j'avais l'impression d'avoir toujours connu cette ville. D'ailleurs, lorsque nous allions à la campagne ou en vacances en province, les gens ne nous appelaient-ils pas - plus ou moins péjorativement d'ailleurs - "les Parisiens" ? Paris n'était pour moi que "la grande ville d'à côté", mais, bien que les faits disaient le contraire, Paris était malgré tout un petit peu ma ville.

Malgré tout, il y a des souvenirs marquants dans ma mémoire. Lorsque j'ai été plus âgée, j'ai découvert Paris en y portant un regard conscient et averti, si bien que je me rappelle bien de ces découvertes qui étaient des premières fois sans véritablement l'être. De Paris, il y a toutes les premières fois dont je ne me souviens pas. Et puis il y a les autres - les premières fois tardives, qui étaient certainement des secondes, voire des troisièmes fois, mais dont je me souviens avec une précision si forte qu'elles ressemblent au final à de vraies premières fois. Il y a la vraie première fois où je suis allée au musée d'Orsay. J'avais 15 ans et j'y accompagnais Oana, ma correspondante roumaine. Elle avait sur tous les magnifiques tableaux des Impressionnistes le regard impressionné de tous ceux à qui l'art est offert comme un cadeau sans prix. Un peu plus âgée que moi, bien plus mûre et cultivée, Oana s'exclamait devant chaque tableau. Elle trouvait tout fabuleux. Alors, moi aussi. Lors de son séjour à Paris, je suis allée avec elle également pour la première fois dans les grands magasins du quartier Opéra, alors que j'y avais été plus d'une demi douzaine de fois auparavant avec ma mère. Habituée aux misérables boutiques désertes de la Roumanie communiste, elle était émerveillée devant la richesse et l'abondance des produits sur les étales du Printemps ou des Galeries Lafayette. Tout à coup, je croyais moi aussi voir tout cela pour la première fois et j'étais à mon tour émerveillée. Plus tard, il y a eu la première fois où je suis montée sur la Tour Eiffel. J'avais 18 ans et j'accompagnais la fille d'une amie de ma mère, qui pour quelques jours avait quitté sa province pour monter à Paris. Je connaissais bien la Tour Eiffel, mais pour la première fois je la découvrais de l'intérieur. Nous avions grimpé à pied jusqu'au premier étage, sans doute pour économiser le prix de l'ascenseur. J'avais peur de déraper dans les escaliers de fer et mes jambes tremblaient. Enfin, nous sommes arrivées au bout des escaliers et la ville s'est étendue à nos pieds. C'était la nuit du 14 juillet et, à quelques mètres, les fusées du feu d'artifice éclairaient le ciel. Je voyais la ville pour la première fois. Jamais je n'avais vu ainsi Paris flamboyer sous la célébration nationale. Paris me parlait soudain comme jamais elle ne l'avait fait auparavant.

Je ne serai jamais touriste à Paris. Mais j'espère du moins que Paris parviendra à jamais cesser de me surprendre.

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