Mars 2008


pour m'écrire

Lundi 10 mars 2008
La saison des BAT

Grosse fatigue. Ce n'est pas le titre d'un film. C'est le résumé de ma vie en ce moment. A ma dernière entrée, je parlais de mes prochaines vacances et de mon désir d'écrire qui était entre parenthèses. Certains lecteurs ont cru que j'étais déjà partie. En vérité, je suis toujours bel et bien derrière mon écran : les vacances, c'est seulement dans un peu plus de deux semaines. En attendant, il faut trimer pour mériter ce long break de l'autre côté de la planète.

Comme chaque année à la même époque, c'est une période particulièrement chargée au boulot. C'est la saison des BAT : celle où il faut réaliser les dernières lectures sur les ouvrages et apposer la signature du "bon à tirer" pour envoyer définitivement le fichier à l'imprimeur afin qu'il puisse transformer tout cela en vrai livre d'encre et de papier. Certaines personnes qui ignorent tout du monde de l'édition imaginent qu'il est aisé de réaliser un livre : on passe tout à la correction automatique de Word et hop, voilà un bouquin sans faute d'orthographe prêt à être imprimé ! La réalité est bien différente. Entre la réception du manuscrit et l'envoi du fichier informatique chez l'imprimeur, il y a eu des dizaines (voire centaines ?) d'heures de travail : lire, relire, corriger, barrer, remplacer, relire encore, recommencer, et puis encore relire et corriger. Cette année, j'ai en charge un nombre irraisonnable d'ouvrages : j'ai calculé que cela représentait un peu plus de 1 300 pages. 1 300 pages sur lesquelles il me faudrait ne laisser échapper aucune faute. Doux espoir... Ces pages ont été lues et relues par plusieurs personnes : les auteurs, la correctrice typographique, et parfois aussi le directeur de collection ou le relecteur critique. Mais impossible de leur accorder une confiance aveugle. La faute est retorse. Elle se faufile partout un "s" oublié, un accord non respecté, ou bien une graisse mal placée, une "cap" non accentuée ou même, plus grave, un faux sens ou un anglicisme peu heureux. Les épreuves ont été relues des tas de fois par tout un tas de gens. Mais la faute s'est dissimulée et ne s'est pas laissée voir. Parfois, on ne la verra qu'à l'instant où on aura le livre imprimé entre les mains. Une coquille énorme, qui aurait dû se voir comme le nez au milieu de la figure − mais que personne n'a vu.

C'est à moi que revient la tâche de dire "OK" et de faire l'ultime relecture pour envoyer tout l'ouvrage à l'impression. Grosse responsabilité quand on y pense (c'est pour ça que je m'efforce d'y penser le moins possible). J'ai devant moi les lourdes liasses de pages volantes − le livre à l'état inachevé, qui n'est qu'une suite d'épreuves sur des feuilles volantes A3. Depuis des mois je travaille sur ces chapitres. Sur chaque page, j'ai dû résoudre un problème ou mener un long combat de réécriture avec l'auteur. J'ai l'impression de tout connaître par coeur. Relire encore une fois ? Impossible. Le temps manque, et, pire, le regard n'est plus assez neuf pour voir quoi que ce soit. Par un accès de conscience professionnelle, je fais un dernier tour dans les épreuves, relisant ici et là quelques lignes. Et voilà tout à coup qu'une faute impardonnable me saute aux yeux : un pluriel traité comme un singulier ou bien un féminin transformé en masculin, ou encore une erreur de date ou de folio. Quoi ? J'allais signer le BAT et ne rien voir ! Je tourne encore quelques pages. Je ne vois plus rien. Ma main hésite. Mais il faut bien mettre un point final. Alors je signe les épreuves, les date et refile le tout à mon fabricant. J'essaie de ne pas penser aux fautes oubliées, celles que je n'ai pas vues et que je verrai trop tard. Peut-être est-ce cela, éditer un livre : apprendre l'humilité en sachant toujours que l'absence totale de faute est résolument impossible.

A la fin de la journée, mes yeux me piquent. J'ai du mal à me concentrer encore sur mon écriture ou bien sur les mots des autres. Alors j'endors ma fatigue entre les pattes de mon petit chaton, devant une tisane à la fleur d'oranger. Je pense aux vacances qui ne viennent pas assez vite et à mon voyage que j'ai si hâte de rendre enfin réel.

C'est la saison des BAT. Elle me vole mon temps et dure toujours trop longtemps.

Petit lexique éditorial pour les néophytes :
BAT : bon à tirer − dernier ouf ! de l'éditeur qui refile son bébé à l'imprimeur.
Cap = capitale : mot savant pour désigner une lettre lorsqu'elle est en majuscule. On met en cap ce qui est en bas de casse (c'est-à-dire en minuscules).
Folio : numéro de page. L'éditeur est un peu prétentieux et ne dira pas "paginer" mais "folioter".
Épreuves :  mises en page de relecture qu'on peut gribouiller de rouge avec allégresse pour corriger toutes les erreurs. Il y a généralement trois séries d'épreuves avant le BAT.
 

 
Lundi 17 mars 2008
En dehors

Depuis quelques semaines, je me surprends à m'oublier moi-même. Je vis à l'extérieur, un peu en dehors de moi-même je veux dire de la part sombre de moi-même : mes états d'âme et mes machins qui, trop souvent, m'enquiquinent. Ce n'est pas que je me sente particulièrement bien. Cet état n'est pas cette quiétude sereine qu'on appelle le bonheur. Je ne suis pas heureuse, mais pas malheureuse non plus. En vérité, je suis au-delà de ces états-là, dans une espèce de sas où je me suis mise à l'abri de tout jugement normatif de mes états d'âme. Je suis entièrement à ce qui me préoccupe et ce qui me préoccupe en ce moment n'a rien à voir avec moi-même. Je pense à mes BAT et à la surcharge de travail qu'ils m'imposent. Je pense à mon voyage et à sa préparation qui m'active un peu plus intensément encore maintenant que la date du départ s'approche (plus que 10 jours avant de prendre l'avion). Je pense à tout cela et, entre les soucis pratiques et les projets concrets, j'oublie d'écouter mon corps et ses douleurs, j'oublie de laisser parler mes maux et mes frustrations d'être.

Comme c'est reposant !

J'ai la tête ailleurs. Loin, très loin de moi-même. Je ne pense plus à poser des questions sur moi-même. Où-vais-je-où-cours-je-dans-quel-état-j'erre... Balayées ces interrogations métaphysiques qui, extériorisées de mon esprit, me semblent ridicules, voire misérables. Je n'ai pas réglé mes problèmes, je n'ai pas appris à me supporter, je n'ai pas réussi à m'accepter. Mais j'ai oublié de me ronger le coeur avec tous ces questionnements. Si je n'ai plus de problème, c'est que je ne m'en pose plus. Mes états d'âme sont entre parenthèses. Je ne suis pas pressée de les retrouver. Pour une fois qu'ils font silence, je préfère les garder bien à l'étroit dans leur mutisme. Ils m'ont trop fait crier jadis.

Ouverte au monde extérieur, j'oublie de regarder ce qui se passe en mon monde intérieur. Parfois, dans une secousse de conscience, je me rappelle à moi-même. C'est alors déstabilisant : comment donc, je peux avancer sans me regarder ? Plus encore, puis-je encore être moi-même si j'oublie de me laisser contempler par ce double inquiet de moi-même ? Puis-je ressentir la pointe évanescente de mon existence si je ne veille pas à l'attraper au bout des mots ? Mais très vite, le flot du monde extérieur revient m'envahir. Ces questions paraissent grotesques. Je les étouffe et, avant que j'ai pu m'en rendre compte, je suis passée à autre chose. Autre chose que moi-même.

Je ne sais pas combien de temps cet état de suspens va durer. Probablement est-il presque parti puisque ce soir je me suis remise à écrire. Car je sais bien que cet état est incompatible avec l'écriture du moins l'écriture de ce journal. M'évader de moi-même, c'est laisser les mots dans le silence. L'écriture, forcément, me fait revenir à moi-même, et certainement plus à mes angoisses qu'à mes joies. Il faut accepter cette nécessité : s'oublier soi-même, c'est un peu mettre entre parenthèses l'écriture. Tant pis... ou tant mieux ?

 Regards extérieurs, c'est ici !

 
 
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