Mai 2008


pour m'écrire

Lundi 5 mai 2008
La route des éoliennes

Cette route qui traverse les petits villages de campagne et qui culmine dans le tourbillon des tournants de la forêt de Chevreuse, on l'a toujours appelée "la petite route". Depuis des années, c'est la route que mes parents empruntent pour revenir de la maison de campagne, au retour des week-end de pont ou de vacances ensoleillées, pour éviter les embouteillages de la Nationale. Dimanche soir, dans la voiture aux côtés de O., derrière la petite voiture bleue marine de mes parents, je me suis dit qu'il fallait rebaptiser cette fameuse "petite route" et l'appeler désormais "la route des éoliennes". Nous empruntons cette route peu souvent et, à chaque nouvelle saison, nous découvrons de gigantesques poteaux blancs à hélices sortis miraculeusement de terre. La première fois, il y a deux ou trois ans, à la découverte de ces éoliennes, je m'étais exclamée : "c'est magnifique !". La plate campagne avait pris soudain un coup de jeune, un visage high tech inattendu, faisant concurrence aux quelques vieux moulins de bois ayant survécu à l'industrialisation inévitable. Les éoliennes étaient alors si peu nombreuses qu'elles étaient chacune un événement dans la campagne – un mont de cocagne auquel accrocher le regard, au lieu de le perdre dans l'immensité des champs. Aujourd'hui, les éoliennes sont devenues si nombreuses qu'on ne reconnaît plus tout à fait la campagne. A côté du maïs et du blé, il y a désormais des champs d'éoliennes. Le vent ne souffle plus tout à fait en vain et le ciel s'est vu envahir par des arbres métalliques sans branches ni feuilles. Depuis la fenêtre de la voiture, je lève la tête et suit le mouvement des trois hélices en haut du grand mat blanc. Le mouvement est lent et régulier, presque apaisant malgré la monstruosité de l'énorme machine. Combien seront-elles, ces éoliennes, à tourner en cadence dans le ciel, l'année prochaine à la même époque ? Auront-elles enfin terminé leur hémorragie ?

La voiture traverse la campagne. Elle roule vite, derrière la voiture de mes parents. Il est 19h55. Dans dix minutes, après la météo marine de France Inter, ce sera Le Masque et le Plume". Mais ce soir, je n'ai pas envie de tourner le bouton de la radio. O., bien sûr, n'y pense pas. Tant mieux, je n'aurai pas à l'écouler râler "Ils me font mal à la tête ces types à parler tous en même temps !" en écoutant les disputes des critiques de France Inter. La campagne défile dans le silence, fendant les couleurs. Il n'y a que des couleurs pleines, sans demi mesure : le jaune citron des longues étendues de colza, le vert pimpant des champs de blé encore largement en herbe, et dans les trois/quarts de l'horizon le bleu vif du ciel qui enveloppe le paysage. Le blanc des éoliennes vient quadriller la palette de la campagne, ajoutant de la verticalité dans la vaste horizontalité de la nature travaillée par l'agriculture. Je détourne la tête du paysage et lève les yeux sur la route. C'est toujours la voiture bleue de mes parents qui roule devant nous. Je suis rassurée.

O. ne parle pas. Il est concentré sur le volant. Je ne dis rien non plus. J'ai sur les genoux le journal d'Hélène Berr, publié il y a quelques mois avec une préface de Modiano. Cela fait des années que j'ai perdu l'habitude de lire dans la voiture, de peur de voir mon estomac se retourner. Mais en entrant dans le véhicule tout à l'heure, je n'ai pas pu interrompre ma lecture de l'après-midi. C'est l'automne 1943. Hélène sait qu'elle va mourir. En un an, elle a appris la souffrance, la barbarie et l'absurdité des hommes. Elle ne se fait plus d'illusion sur l'issue tragique de cette vaste farce qui n'a rien de comique. Hélène parle de Paris et de toutes ces rues du Quartier Latin que je connais si bien. Je ne doute pas que si j'avais vécu cinquante ans plus tôt, Hélène aurait été sinon mon amie, du moins ma camarade, non pas seulement parce qu'on aurait fréquenté les mêmes bancs de la Sorbonne, mais parce que certainement on se serait ressemblées – la lucidité et la gravité en plus, imposées par les circonstances de la guerre et la condition injuste de son statut de "Juive". Je lis les mots d'Hélène dans son journal, mais parfois c'est trop dur. Alors je tourne la tête vers la fenêtre et laisse le paysage m'envahir, avant de replonger dans le livre et de relire deux ou trois fois la même phrase. Puis je lève à nouveau la tête vers l'avant et fixe la vitre arrière de la voiture bleue qui nous précède. Je devine la silhouette de mon père à la place du conducteur. Je peux reprendre ma lecture.

Hélène dit qu'elle veut vivre les yeux grands ouverts. Voir l'horreur en face et avoir le courage d'y faire face, sans faillir. Clamer aux autres qui ne veulent rien voir, rien savoir, toute la douleur de son époque. Ne jamais ignorer, renoncer à se faire sourd et aveugle face au monde et à ceux qui souffrent. J'admire Hélène. Je l'admire, moi qui ai choisi d'ignorer, de me cacher les yeux, de ne plus vraiment écouter, tellement la souffrance de ceux que j'aime m'a fait peur. J'admire sa lucidité face au monde, moi qui ne sais plus vivre aujourd'hui qu'en maquillant la réalité et en choisissant soigneusement ce que mon regard aura la force de supporter. Je ne suis pas comme Hélène. Je préfère enrouler mes yeux dans les hélices blanches des éoliennes plutôt que de faire face à l'horizon.

Mardi 6 mai 2008
Si beau

Il fait beau. Un temps indécent de printemps, presque d'été. Je me suis trop couverte en sortant ce matin et je transpire dans mon imperméable noir. Dans la rue, les hommes sont en bras de chemise et les femmes portent des jupes volantes qui leur arrivent au-dessus des genoux. Il fait si beau aujourd'hui. Les lilas dégoulinent de mauve sur les murs des jardins. Les pelouses ont été tondues ras. Et dans le ciel, un minuscule nuage blanc égaré dans sa solitude nargue le soleil. Les gens pédalent à toute force sur leur bicyclette, les cheveux au vent. Les automobilistes roulent la fenêtre ouverte. Il fait trop beau. Insolente chaleur printanière.

Aujourd'hui, le médecin a confirmé le résultat des analyses. Il faut choisir entre l'opération et les rayons. Ce sera pour la mi-juin. Probablement.

Toute la journée, il a fait beau. Le printemps est là, c'est certain.

J'ai une boule coincée dans la gorge et un voile qui brouille mon regard. Ai-je encore le droit de me réjouir des premiers rayons du soleil ?

Jeudi 15 mai 2008
Croire

Au Japon, il ne se passait pas un jour sans qu'on aille visiter un temple bouddhiste ou un sanctuaire shinto. Aller dans un temple au Japon, c'est comme se rendre dans une église à Rome : un passage obligé auquel, dans bien des villes et des villages, on se heurte à presque chaque pâté de maisons. Les Japonais sont habitués à vivre dans l'éphémère. Dans un pays où les tremblements de terre ont succédé aux incendies et où les bâtiments anciens ne sont pas en pierre mais en bois, l'ancienneté remonte rarement à plus d'un siècle. Lorsqu'il y a des châteaux du Moyen-Âge, ce sont en fait des copies refaites à l'identique au fil des siècles, car il y a toujours eu dans l'histoire quelques furieux incendies ou malheureux typhons pour anéantir totalement le bâtiment d'origine. Ainsi les vieux temples du XVIIe siècle sont forcément plus jeunes que notre Tour Eiffel centenaire. Curieux paradoxe d'un paysage urbain où le temps semble parfois passer de façon circulaire : c'est détruit, on reconstruit – encore, et toujours.

Tous les jours, nous avions sur notre parcours – souvent improvisé – notre lot de temples. Le premier jour, à Tokyo, nous étions impressionnés et nous regardions chaque statue, chaque objet rituel avec curiosité. Au bout d'une semaine, O. n'en pouvait plus. Je marchais devant avec mon gros guide touristique dans les mains et il soupirait en traînant des pieds tandis que nous pénétrions sous la grande porte d'un énième nouveau temple : "Ah, encore un temple !" Je m'accrochais au bras d'O., sans l'écouter râler. Moi aussi, j'en avais un peu marre des temples au bout du quatrième de la journée, mais je savais bien au fond que le lendemain nous serions, presque malgré nous, de nouveau attirés par un nouveau temple et que nous y pénétrions à nouveau pour nous laisser surprendre par d'autres Bouddhas emmitouflés ou d'autres dragons au visage effrayant.

Une fois dans l'enceinte sacrée, souvent, je me tenais légèrement en retrait du bâtiment principal pour mieux observer les gestes rituels des fidèles. Je les regardais tous ces Japonais, si différents les uns des autres, accomplir les mêmes gestes. Tirer la corde de la lourde cloche pour réveiller le dieu, jeter une pièce dans la boite à offrandes, se recueillir quelques secondes les mains jointes, puis taper dans les mains, avant de repartir joyeusement retrouver la vie terrestre. Les mêmes gestes, mais jamais les mêmes gens. Ils étaient si nombreux, si différents. Parfois de vieilles dames avec des kimonos traditionnels et les pieds en chaussettes blanches dans des chaussures ouvertes. Mais aussi tous les autres, tous ces gens qui, en Occident, ont oublié d'entrer dans les églises pour y rencontrer le dieu de leurs parents : les jeunes lycéennes en uniforme bleu marine et aux chaussettes blanches tirées jusqu'aux genoux, les hommes d'affaires en costume noir et chemise blanche, les touristes en vacances à la redécouverte de leur pays, les jeunes femmes sur talons hauts et dans une courte jupette, les étudiants venus fêter les fleurs des cerisiers un verre de saké à la main... Tous, en passant devant la maison du dieu, venaient s'y recueillir quelques secondes. Jamais bien longtemps. Juste le temps de dire à la divinité, dans le secret de sa conscience, le souhait du moment.

Quelques pas plus loin, je ne manquais pas non plus de regarder le grand panneau recouvert de plaquettes votives à l'effigie du temple. J'essayais de déchiffrer ce qui était écrit sur ces "ema". Parfois, je trouvais une langue connue – une prière d'espoir formulée par un touriste américain ou un voeu d'amour rédigé en espagnol ou en français. Mais la plupart du temps, je ne voyais sur ces plaquettes de bois que des caractères inconnus, derrière lesquels j'imaginais les souhaits les plus probables – une réussite à un examen, un joli bébé, la guérison d'une maladie. Quand le vent soufflait, les ema tapaient les uns contre les autres, envoyant vers le ciel une douce sonorité. Les voeux s'envolaient-ils vers les divinités auxquelles ils étaient adressés ?

A Nara, lorsque j'ai rencontré Noriko, je l'ai inondée de questions. Je voulais savoir, je voulais comprendre. "Et toi, de quelle religion es-tu ? Y a-t-il l'équivalent d'un baptême dans le bouddhisme ? Et pourquoi tapez-vous parfois deux fois dans les mains et à d'autres endroits trois fois ? Et quelle était à ton avis cette cérémonie à laquelle nous avons assisté l'autre matin à Kyoto ? Combien y a-t-il d'écoles bouddhistes ? Pensez-vous vraiment pouvoir lire l'avenir dans un bout de papier tiré au sort ?" Gentiment, Noriko essayait tant bien que mal de répondre à chacune de mes questions. Je voulais savoir le nom des gardiens cachés dans le portail des temples, la signification des papiers blancs accrochés aux arbres, ou encore le nom du dragon enveloppant la fontaine à purification. Noriko répondait à mes interrogations en souriant devant mon étonnement. "Tu sais, nous, les Japonais, nous sommes à la fois bouddhistes et shintoïstes, ça dépend des moments." Je levais les sourcils, l'air effaré. Je ne comprenais pas. Je disais "Croire en deux religions à la fois, mais comment est-ce possible ?" Noriko traduisait dans un éclat de rire ma surprise à l'amie qui l'accompagnait, puis ajoutait dans la confidence "Oui, on croit un peu en n'importe quoi !", avant de conclure avec sérieux : "C'est pour ça qu'il n'y a pas de guerre de religion dans l'histoire du Japon". J'étais à la fois décontenancée et presque émerveillée devant un peuple capable de voir le sentiment religieux partout et de rencontrer les divinités dans la nature toute entière. Je levais la tête vers le ciel, je regardais les nuages trouant le ciel, j'écoutais les oiseaux chantonnant le matin et je sentais les fleurs du printemps colorant les arbres, et je me disais, incrédule, "Y a-t-il des dieux dans toutes ces merveilles ?" Mais en même temps, j'avais un rire presque iconoclaste, me disant que les Japonais étaient finalement plus superstitieux que véritablement croyants. Croire qu'une amulette peut conjurer le mauvais sort d'un démon, n'est-ce pas au fond faire preuve d'une certaine naïveté ?

Lorsque Noriko et son amie m'ont dit, Viens, on va jeter une pièce toutes les trois et faire une prière, j'ai été un peu gênée. Pratiquer une religion qui me semblait tout aussi étrange qu'étrangère me mettait un peu mal à l'aise. C'était comme mentir à ces dieux qui n'étaient pas les miens et que je ne connaissais pas. Mais cela paraissait si naturel à Noriko de passer devant le temple en faisant une petite offrande que je l'ai suivie. Comme elle, j'ai tiré sur la cloche, lancé ma pièce, joint mes mains et frappé deux fois après avoir fait un voeu. Je ne savais pas quel voeu formuler. Je ne savais pas ce que je souhaitais vraiment et ce que j'étais en droit de demander. La réussite ? Le bonheur ? Un bébé ? Mais tout cela ne doit-il pas venir d'abord de moi-même et de mes actions propres ? N'y a-t-il pas abandon de la volonté à s'en remettre ainsi à une divinité ? Alors, dans le doute, je n'ai fait ce jour-là qu'un tout petit voeu, un voeu à courte échéance, à la hauteur du présent. J'ai souhaité que la fin de nos vacances se passent bien, sans problème. Je n'ai souhaité que cela. Tout simplement. J'ai frappé dans les mains et hop, mon voeu est parti jusqu'au "kami" qui, peut-être, comprenait le français et était capable de le déchiffrer.

Aujourd'hui je suis rentrée en France. J'avais à peine atterri que soudain mon avenir s'est grisé au point que j'ai du mal à m'y reconnaître. Je suis rentrée et j'ai dû apprendre que la vie, c'est aussi la maladie, la souffrance, l'angoisse et peut-être cette fin qu'on ne voudrait jamais voir arriver. Ça m'est tombée dessus comme ça, sans que j'y sois préparée et, sous le poids de la claque, j'ai failli perdre l'équilibre. Je sais bien qu'il faut continuer de lever la tête et de regarder vers demain. Mais ce n'est pas facile d'y croire sans penser que c'est mentir. Le temps passe avec un peu plus de lourdeur.

Aujourd'hui, si j'étais dans un temple japonais, je saurais quel voeu formuler dans le silence de ma prière. Si j'étais là-bas, face au panneau à ema, je saurais quelle phrase écrire sur la plaquette de bois. Bien sûr, je continuerai de penser que tout cela n'est que vaine superstition. Mais j'écrirai quand même sur ces bouts de bois ces bouts d'espoir pour l'avenir de mon papa.

 
Jeudi 22 mai 2008
Celle que j'ai été

Hier matin, j'ai pris le train de 8h06 pour Évaville. Rendez-vous professionnel. On dira comme cela, pour faire important. Hormis un passage éclair l'été dernier, je n'avais pas mis les pieds depuis juin 2003 dans cette ville où j'ai habité pendant trois ans.

Pour me rendre à mon rendez-vous, j'avais mis dans mon sac un bloc de papier, un stylo publicitaire à l'effigie de la boite où je travaille, un catalogue des livres en vente, et puis aussi un roman et trois petits abricots en cas de creux pendant le voyage. Je suis montée dans le train au nom poétique d'une fleur d'eau et je me suis installée sur une banquette de velours vert, près de la fenêtre. Aussitôt, je me suis plongée dans mon roman. Mon roman était médiocre, mais facile à lire, comme tous ces livres contemporains où les paragraphes ne font que trois lignes et où les pages ont trop de blanc pour respirer. Cela me donnait un prétexte pour ne pas lever les yeux de mon bouquin, une occupation à mon esprit pour ne pas lui redonner un coup de mémoire. Je n'ai pas regardé la banlieue parisienne s'étirant autour des rails. Je n'ai pas vu les graffitis sous les ponts, les petites maisons aux toits de briques alignées sous ma fenêtre. Je n'ai pas vu non plus l'air épais et gris de Paris qui s'éloignait. Mais évidemment, au bout d'une demi-heure, j'ai quand même levé les yeux. Et évidemment j'ai vu. Évidemment, j'ai tout revu.

La campagne verte qui filait sous le printemps. Les champs de blé en herbe. Le ciel bleu trop large à l'horizon. Et puis aussi les villages anonymes et les bois au milieu des champs.

Évidemment, je me suis rappelée de tous les voyages en train que j'avais faits dans cette vie d'autrefois où j'habitais à Évaville. A cette heure-là, il était rare que je fasse le trajet dans ce sens-là. Lorsque j'allais de Paris à Évaville, c'était généralement le dimanche en fin d'après-midi. La campagne était un peu moins claire, un peu moins riante sous le soir tombant. J'avais à mes pieds une boîte en plastique dur avec un chat noir et dans la sacoche à mes côtés dépassaient, à côté de mes bouquins, un tas de copies quadrillées remplies d'écritures bleues. Dans mon sac à mains, il y avait un stylo à feutre rouge. Et un carnet vert avec des notes sur 20 notées au crayon dans des colonnes.

Hier, dans le train, dans la rangée à côté de la mienne, était assis un couple de Japonais. Un arrêt avant la gare d'Évaville, la jeune Japonaise s'est levée, inquiète. Avec un accent marqué, elle a demandé en français : "est-ce ici qu'il faut descendre pour Évaville ?" Je n'ai pas eu le temps de répondre. Une voix derrière moi l'avait déjà fait pour moi. Pourtant, je connaissais la réponse. Combien de fois ai-je pris cette ligne durant ces trois années, commençant à plier bagages dès que j'arrivais à cette ultime station avertissant que le terminus était tout proche ?

J'étais montée en tête de train pour arriver plus vite au bout du quai. Lorsque je suis arrivée dans la gare, j'ai tout de suite vu combien elle avait changé : un plafond de verre a désormais remplacé la grisaille de béton. Évaville est presque devenue une ville moderne. Presque. Je me suis un peu perdue dans la gare encore en travaux, mais j'ai vite reconnu la grande rue piétonne. Et tout le reste. Je ne voulais pas penser à hier. Mais à chaque pas était associé un souvenir. Le tramway est passé devant moi et je me suis rappelée ce bruit sourd si connu. Devant le magasin de fringues à l'angle de l'avenue, je me suis revue faisant la queue dans la petite boutique bondée le premier samedi de l'ouverture des soldes. En passant devant le café où les tables étaient disposées en terrasse, je me suis revue devant une tasse de café avec mes collègues de l'École des profs. Plus loin, j'ai retrouvé l'agence immobilière dans laquelle nous étions entrés avec mon père, une chaude journée du mois d'août pour visiter des appartements. Curieusement, c'était les souvenirs des premiers jours à Évaville qui me revenaient en mémoire avec le plus d'acuité. Comme si ma mémoire avait surtout retenu du passé les débuts de la vie évavilloise et perdu tous les mois suivants dans le brouillard de l'oubli.

Je n'aime pas me souvenir. Je n'aime pas piétiner. Je n'aime pas la mémoire quand elle ne semble être là que pour rappeler que le temps passe que le temps meurt inexorablement. Et ceux que j'aime avec.

Hier, je marchais dans les rues d'Évaville. C'était un matin ensoleillé. La plupart des magasins ouvraient à peine leurs portes. Et moi je me prenais en pleine figure l'image rêvée d'une jeune femme que j'avais oubliée. Je n'étais plus sûre de rien et surtout pas du fait que j'avais été pendant trois ans cette jeune prof débutante mutée dans cette petite ville de province. Que reste-t-il de ces trois années évavilloises ? Un lourd souvenir de solitude. Une solitude qui n'était souvent pas douloureuse, mais qui était là, très présente dans l'absence qui habitait cette vie.

Je ne connais plus cette jeune femme que pourtant j'ai bien dû être. Je sais que j'ai vécu à Évaville pendant trois ans. Je sais que j'ai été professeur dans les lycées des alentours. Je sais que j'ai habité dans ce petit appartement sous les toits et les colombages qui avait vue sur la cathédrale. Je sais tout cela car cela fait partie de ma biographie. Mais je ne sais plus qui a été cette fille qui aujourd'hui n'existe plus. Je ne me reconnais plus en elle. Je sais par une construction de la raison que je suis celle que j'ai été, mais émotionnellement ce n'est plus moi. Plus encore, je n'arrive pas même à vraiment comprendre comment cette fille a pu être moi.

Chiotte de temps, chiotte de vie. Qui gonfle le passé de façon démesurée et détruit les êtres. Je ne serai plus jamais une jeune prof évavilloise. Plus jamais. Même si je revenais là-bas et reprenais mon ancien métier. Je serai toujours autre que celle que j'ai été. La fille que j'étais n'existe plus que dans un souvenir, et avec lui dans les mots d'un journal et les images d'une mémoire emmêlée.

 
Lundi 26 mai 2008
Mes amis de papier

Ce week-end, j'ai extirpé de la grande pièce qui nous sert de grenier dans la maison de campagne une vieille valise blanche d'un autre âge. Il a fallu que je prenne quelques risques, car des tas d'objets improbables (abat-jour démodés, vieilles tables inutilisés, poupées au crâne dégarni, etc.) se trouvaient entassés en équilibre sur cette valise qui n'avait pas été ouverte depuis des années. Je savais ce qui se trouvait dans cette valise. Ce n'était pas vraiment une surprise quand j'ai défait le loquet pour l'ouvrir. Mais tout de même, j'ai été un peu impressionnée. La valise était remplie de toutes les lettres que j'ai reçues depuis que j'ai été en âge de lire, jusqu'à l'année où j'ai définitivement quitté la maison familiale et  me suis installée à Évaville. En gros, presque vingt années de correspondance. Dans cette grosse valise blanche se trouvaient des centaines de lettres, toutes adressées à mon nom et gardées minutieusement dans leurs enveloppes d'origine et entassées selon l'ordre chronologique.

Lorsque ma mère m'a vu ressortir cette vieille valise et relire quelques lettres, elle s'est amusée : "Alors, les nouvelles sont fraîches ?" Puis, comme à chaque fois que je ressors de vieilles archives, elle s'est exclamée : "Ah, tu vas faire un peu de tri ? Tu vas au moins jeter les enveloppes, n'est-ce pas ?" Ma mère n'a jamais compris pourquoi je me suis toujours acharnée à garder le moindre courrier personnel qui m'était adressé et, qui plus est, à refuser de jeter l'enveloppe l'accompagnant (tout au plus acceptais-je de découper le timbre lorsqu'il était joli et rare). A vrai dire, je ne sais pas moi-même pourquoi j'ai gardé tout cela. Certainement y a-t-il là un symptôme un peu maladif à maintenir intactes les traces du passé, comme si je voulais constituer de ma vie une sorte de petit musée personnel. Peut-être est-ce une façon également de lutter contre la vanité de l'existence. Je crois que c'est aussi une manière de respecter les gens qui, à un moment donné, ont été mes amis ou, du moins, ont pensé à moi et m'ont écrit, partageant avec moi un peu de leur quotidien.

De ma petite enfance, il y a très peu de lettres. Essentiellement des cartes postales de ma marraine. J'ai reconnu tout de suite sa petite écriture recouvrant entièrement les cartes d'un côté et représentant de l'autre des scènes bucoliques de campagne. Il y a aussi quelques lettres de mes parents qui m'avaient été envoyées alors que j'étais en vacances en colonie ou bien chez mon amie Gaëlle. Dans ces lettres-là, il y avait l'extrémité tangible du quotidien celui d'une maman recommandant à son enfant de bien se couvrir avant de sortir et envoyant un billet de 20 F pour acheter des cartes postales.

La plupart des lettres datent de plus tard, de mon adolescence (essentiellement entre de l'âge de 14 à 18 ans). A cette période, j'ai écrit beaucoup de lettres. Énormément. Je crois que j'avais une image un peu romantique de la correspondance. J'aimais choisir de jolis papiers et de beaux timbres. J'aimais faire courir mon stylo plume sur le papier. Et par dessus tout, j'aimais guetter le courrier dans la boîte aux lettres, reconnaître l'écriture calligraphiée sur l'enveloppe et ne pas pouvoir attendre d'être arrivée à l'appartement pour déchirer l'enveloppe et découvrir les feuillets qu'on avait écrit pour moi. J'ai noué de longues amitiés épistolaires. Je crois même que j'avais bien plus d'amis de papier (je parlais alors de "penpals") que d'amis "réels". Il y avait les anciennes copines de colo avec qui j'avais nouées des correspondances régulières. C'était souvent des filles que j'avais connues en vacances et avec qui j'avais eu une amitié distante pendant les quinze jours où nous nous étions fréquentées. Mais, une fois rentrées chacune dans nos familles, nous nous étions lancées dans des échanges de lettres à un rythme soutenu, sans doute parce qu'un des seuls points communs que nous avions ensemble était l'amour de l'écriture et le goût de l'échange épistolaire. Les expéditeurs des lettres que je recevais étaient aussi, en grande partie au départ, des inconnus. Je m'étais abonnée à des listes pour avoir des correspondants de la planète entière, si bien que j'avais des amis de papier dans des tas de pays plus ou moins exotiques. J'écrivais en français, mais aussi en anglais et même en espagnol. Je pense que mes lettres étaient en fait souvent écrites dans une sorte de "petit nègre" qui devait bien faire rire mon correspondant ! Beaucoup de correspondances ont duré des années et se sont même poursuivies par des rencontres réelles : Xavi et sa soeur Hermina,  les Catalans, dans les rues de Barcelone ; Lenka la tchèque au château de Versailles ; Oana la Roumaine en visite pendant une semaine avec moi dans tout Paris... Et puis tous les autres aussi, avec qui l'amitié a parfois été plus régulière et solide que certains de mes copains de classe : Jared l'Américain qui m'envoyait des photos de lui et sa petite amie au bal de promo ; Dana-Alexandra la Roumaine qui avait une écriture déliée comme venue d'un autre siècle ; Claudia l'Allemande qui faisait des compétitions de natation de haut niveau et qui, sur les photos, avait des épaules deux fois plus larges que les miennes ; ou encore ce jeune homme de Hong-Kong, dont je n'arrive pas à me souvenir le nom ce soir, qui m'avait offert un joli mouchoir brodé et enregistré des cassettes de musique... J'avais une vraie correspondance de ministre qui me demandait une solide organisation (pour ne pas répondre deux fois à la même personne ou, pire, oublier de lui répondre !) et qui devait coûter une petite fortune en timbres à mes parents. Le facteur devait bien me connaître, sans jamais m'avoir vue, car mes correspondantes écrivaient parfois, à l'encre rose, des messages à son intention pour qu'il se dépêche d'apporter le courrier dans ma boîte aux lettres.

Je n'ai pas relu toutes ces lettres. Il m'aurait fallu le week-end entier. Et puis certaines écritures, difficilement lisibles, m'ont rapidement découragée. J'ai surtout regardé les enveloppes, reconnu les noms, fait remonter à la mémoire des souvenirs oubliés. J'ai cependant ouvert un bon nombre des lettres envoyées par ma copine Audrey. J'avais rencontré Audrey à un camp de vacances à Saint-Jean-de-Luz lorsque nous avions 15 ans. Elle habitait les Pyrénées. C'était à l'autre bout de la France pour moi. Mais très vite, nous avions noué une correspondance suivie. Elle avait quelques mois de plus que moi et était dans la classe supérieure. Elle me racontait son quotidien sans pudeur. Alors que je l'avais connue timide et réservée en colonie, au fur et à mesure que nous grandissions et continuions d'échanger des lettres elle montrait d'elle une image de plus en plus délurée dans ses lettres. J'ai relu une bonne partie des lettres qu'elle m'avait envoyées depuis son entrée au lycée jusqu'au passage de son bac, suivi de ses années d'IUT à Bayonne, puis en Angleterre. Elle me racontait les sorties en boîte, les garçons qu'elle rencontrait, les histoires d'un soir, les soirées trop arrosées avec les copains. Elle écrivait qu'elle voulait s'amuser, profiter, être "cool". C'est drôle de relire toutes ces lettres. Je me souvenais bien de certaines d'entre elles. Je crois que j'admirais secrètement Audrey. Elle était si libre et moi j'étais si sérieuse. Elle sortait, embrassait, couchait, buvait... Elle faisait toutes ces choses que je ne faisais pas et que je n'aurais jamais osé faire à 17 ans. Peut-être vivais-je un peu sa vie par procuration, sans avoir pourtant envie de réellement changer la mienne et vivre les excès qu'elle me racontait.

Bien sûr, dans la valise blanche, il n'y a que les lettres que j'ai reçues. Pas celles que j'ai envoyées. Dans la valise blanche, ma vie se lit entre les lignes. Dans les réponses des mes interlocuteurs, je retrouve des traces de ma vie d'alors. Dans les commentaires admiratifs d'Audrey, je revois mes succès scolaires mes mentions Très bien et mes Félicitations. Avec le recul, je crois même deviner dans les mots d'Audrey quelque ironie. Impossible de savoir ce que je pouvais écrire à Audrey et à tous les autres correspondants. Comment racontais-je ma vie alors ? Qu'est-ce que je jugeais bon d'en retenir et d'en partager avec mes amis de papier ? Sans doute mes correspondants n'ont-ils pas gardé de leur enfance une grande valise blanche bourrée de lettres et toutes mes lettres ont certainement été détruites par le temps. Et c'est tant mieux.

Pourtant, aujourd'hui, j'ai eu envie de retrouver Audrey. Pour savoir ce qu'elle était devenue. Pour lui dire peut-être que j'avais gardé d'elle des lettres très intimes de son adolescence. En regardant sur Internet, j'ai retrouvé sa trace là où je l'avais perdue : en Australie. Sa dernière lettre a été en effet envoyée de Sidney, il y a dix ans. C'était la seconde étape, après les îles Fidji, d'un tour du monde qu'elle avait décidé de faire à la fin de ses études. Internet m'a dit qu'aujourd'hui Audrey a changé de nom prenant sans doute le nom de son mari australien et qu'elle travaille dans l'informatique. Vais-je oser lui écrire ? Et pour lui dire quoi ? Que j'aimerais bien parfois voir dans ma boite aux lettres des enveloppes venues du bout du monde ?

 
 
 
 
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