Lorsque son réveil se déclenche, à 6h30, je suis déjà réveillée depuis longtemps. J'attends, les yeux grand ouverts dans le noir de la chambre. Il était sans doute éveillé lui aussi, puisqu'il appuie tout de suite sur le bouton "off" sans permettre à la sonnerie plus que quelques notes initiatrices. Aussitôt, il rabat la couverture pour se lever. Je l'attire vers moi pour le serrer. Fort, très fort. Une dernière étreinte avant longtemps, si longtemps. Sept jours, c'est une éternité.
Le soir, je suis chez mes parents. Mon téléphone portable sonne. Je sais que c'est lui, je sais que cela ne peut être que lui. Son avion atterrissait à 20 h 40. Depuis 20 h, j'espérais ce coup de fil, inventant une avance improbable à l'avion qui aurait pu lui permettre d'atterrir avant même l'heure prévue. Je vais dans la chambre pour être seule avec lui. De l'autre côté du combiné, à 8 673 km de là, sa voix est proche et en même temps si lointaine. Il a une voix d'enfant, cette voix qu'il n'a qu'avec moi. J'adopte une voix de maman, cette voix que je n'ai qu'avec lui. Il me dit Il pleut. Il me dit Y'a que des Noirs partout et je comprends rien à leur langue. Il me dit J'ai payé 150 mon repas, mais je ne sais pas à quoi correspond leur monnaie. Je le fâche un peu en lui rétorquant Pourquoi n'as-tu pas apporté le guide sur l'Afrique du Sud que je t'ai pris à la bibliothèque ? Je l'écoute, je me raccroche à ses mots de l'autre côté du fil invisible qui nous relie. Puis, quelques minutes plus tard, je raccroche. A nouveau, je suis seule. Je vais dans la chambre de mon père et, sur l'ordinateur, je tape "monnaie Afrique du Sud". Mon père s'apprête déjà à dormir. A toute vitesse, je clique pour lui envoyer un mail et j'écris La monnaie de l'Afrique du Sud est le Rand et 150 Rand correspond à 10,638 7 euros. Je n'ajoute pas Je t'aime, tu me manques. J'écris seulement, à la fin du mail, Bonne nuit mon minou.
Le lendemain matin, je regarde l'heure. Il est 9 h et je suis dans la cuisine devant le bol de thé qu'a chauffé ma maman. C'est un thé parfumé, qui ne ressemble pas au classique Earl Grey que je prends chaque matin. Je me dis qu'il est à nouveau dans l'avion et qu'il vient sans doute de quitter Johannesburg. A 10 h 30, je marche dans la foule, dans une brocante, sous un magnifique soleil d'automne. Sur un étal, j'ai repéré un magnifique tissu chinois, rouge avec des dragons dorés. Je demande à ma mère Qu'est-ce que je pourrais faire avec ce morceau de tissu ? Mon père arrive, le regarde lui aussi. La vendeuse dit 5 euros, nous répondons 4 euros. Je sors mon porte-monnaie et je sors quelques pièces. Dans ce tissu satiné, je vais essayer de me confectionner une tunique de style chinois. J'imagine son regard pétillant lorsqu'il me verra pour la première fois dans cette nouvelle tenue. Plus tard, il est midi 30 et nous montons dans la voiture. J'ai déposé le tissu chinois sur la banquette arrière et je dis Ça y est, O. est arrivé au Cap. Il y a 9 252 km entre nous désormais.
Puis les heures s'effritent, les jours s'entassent. La semaine a repris ses droits. Mina et moi sommes rentrées à la maison, dans le grand appartement vide. Mais, dans l'effervescence des jours, je n'ai pas même l'occasion de m'apercevoir du vide. Toute la journée, au travail, je cours et me laisse rattraper par le temps. Le soir, au lieu de revenir à la maison, je prends le métro et je file à l'autre bout de Paris. Le lundi, j'embrasse ma belle-soeur et mon beau-frère, caresse la bouille endormie de leur petit bébé et je dis Oui, O. est parti samedi matin et il revient samedi prochain. Le lendemain, je fais la bise à ma copine H. devant le centre commercial de la Place d'Italie et, plus tard, après le restaurant et nos histoires de fille, elle me confie C'était sympa de se revoir comme ça, toutes les deux, c'est pas pareil quand on est en couple. Plusieurs fois, j'ai sorti le téléphone portable de ma poche. Pas d'appel aujourd'hui. Juste un "bonne nuit ma puce" trouvé dans ma boite mails le lendemain matin.
Il est loin et je pense à lui. J'imagine tout ce qu'il découvre et que je ne verrai jamais. Le matin, entre les caresses ronronnantes de Mina je pense J'espère qu'il n'est pas tout le temps enfermé dans un bureau et qu'il peut visiter un peu le pays. Dans la journée, devant mon ordinateur, je me dis J'espère qu'il ne tousse plus et que son rhume est terminé. A ma collègue qui vient passer sa tête dans mon bureau, je raconte Mon mari, il est en Afrique du Sud, j'espère qu'il me ramènera un petit souvenir ! Et le soir, lorsque je reviens à la maison, j'imagine l'instant où nous nous retrouverons, dans quelques jours. Si son avion atterrit bien à 10 h 15 à Roissy, à 11 h peut-être franchira-t-il la porte de l'appartement et à 11 h 01 je pourrai à nouveau le serrer dans mes bras. Enfin.
Regards extérieurs, c'est ici !
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