Jeudi 24 juin 2010

Raoul

O. me dit, comme ça, entre le steak et la salade : « Ce sera un garçon et il s’appellera Raoul ! » Je hausse les épaules et je prends ma voix de sale gamine de cour de récré : « Raoul, t’es maboule ! », « Raoul, t’as les boules ! », « Raoul, ça roule, ma poule ? » Un jour – un jour avant les traits roses dans la fenêtre – O. m’avait sorti ce prénom germanique, venu d'un temps incertain. J’avais répondu : « Raoul ? N’importe quoi ! Je déteste ce nom ! » Alors forcément, ce soir O. a adopté ce prénom. Il le répète la bouche pincée, sans que je parvienne à savoir s’il est vraiment sérieux ou s’il a élu ce nom dans le seul but de me faire enrager. (Nous n’aimons rien de mieux que de ne pas être d’accord ensemble.)

Je me lève pour aller chercher un couteau. Je suis bien décidée à ne pas enterrer la hache de guerre.
– Et si c’était une fille d’abord ?
O. chasse la possibilité d’un revers de main. Ce soir, il a décidé de tester ma résistance à la provocation.
– Les filles, ça ne m’intéresse pas ! Ça se laisse séduire par les garçons et ça tombe enceinte… c’est trop dur à gérer !
Je réponds que ce risque-là, il existe aussi chez les garçons, bien entendu. Qu’est-ce qu’il croit ? Mais le sourire en coin, j’ajoute, en prenant la voix des amis de Forest Gump :
– Tu lui donneras des conseils, c’est ça ? Tu lui diras : Cours, Raoul, cours ! Mon père, ce héros, ce sera toi !

La conversation se poursuit sur le même ton de badinerie. Maintenant O. a les mains plongées dans l’eau savonneuse de la vaisselle. Je débarrasse la table, plie les chaises. À aucun moment nous n’avons dit « mon fils », ou « ton fils ». À aucun instant nous n’avons osé parler de « notre enfant ». Raoul n’existe pas. Raoul n’est qu’une blague destinée à nous aider à apprivoiser par le biais de l’humour le petit truc qui se cache dans mon ventre. Car pour l’instant, je n’ai pas un Raoul dans mon ventre, mais une abstraction. Une notion, un concept. On m’a dit que c’était un enfant. Mais je n’ai pas les preuves (des chiffres, ça ne veut rien dire pour moi). Une abstraction n’a pas de visage, pas de corps. Ce n’est pas facile de parler d’une abstraction. Alors nous préférons parler de Raoul. De Raoul qui court sur le bord de la route pour y abandonner des filles-mères enceintes. C’est assez glauque. Mais c’est si grotesque que ça nous fait rire. Et quand on rit, on n’a pas peur. C'est déjà ça.

Raoul, ma poule, t'es trop drôle !

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