Vendredi 24 septembre 2010

La gare abandonnée

Deux jours à Beyrouth. Deux jours sans les parents (les miens sont repartis à Paris, ceux d'O. restent au village). Deux jours sans les longs trajets embouteillés en voiture pour rendre visite à la famille. Deux jours aussi dans l'atmosphère lourde et humide de la capitale, chargée d'odeurs de gaz d'échappement et envahie par les bruits des klaxons.

Beyrouth paraît immense. La ville est une juxtaposition désordonnée d'immeubles à l'architecture anarchique. Belles demeures de l'époque du mandat français aux façades criblées de balles, grands immeubles gris où pendent des stores défraîchis, hautes tours de verre à peine sorties du sol, vaste terrain vague de terre battue où attendent des ouvriers au pied de grues. Il y en a dans tous les sens. Tout se mélange avec tout sans se soucier d'atteindre un quelconque équilibre. Ici, les bâtiments sont à l'image de leurs habitants. Beyrouth est la ville du grand désordre organisé. Rien ne semble réfléchi, projeté, et chacun avance droit sans regarder autour de soi. Et pourtant, au final, tout fonctionne à peu près bien – dans cet à peu près qui satisfait tout le monde et qui ne fait pas recherché le mieux. Le pays ressemble à sa capitale, et sa capitale ressemble à ses habitants au volant des voitures : dans leur Mercedes cabossées ou dans leur jeep, chaque conducteur veut avancer plus vite que les autres, sans se soucier de respecter la priorité. Les carrefours sont des imbroglios de véhicules. Et pourtant, l'embouteillage géant finit par se résorber et chacun parvient à avancer malgré tout, sans même causer d'accident.

À Beyrouth, nous avons notre refuge, en haut de la colline d'Achrafieh, loin de toute cette agitation fiévreuse. C'est l'appartement de Tante Thérèse, qui habite avec son frère aîné, Oncle Salim, dans le logement familial des grands-parents paternels d'O. « Bienvenue ! » s'exclame Tante Thérèse, dans un français parfait qui roule les « r ». Tante Thérèse semble aussi ravie de nous accueillir que nous sommes contents de la retrouver, six ans après notre première visite à Beyrouth.  Elle n'a pas changé, malgré le passage des ans. Assise sur un des grands canapés bleus, elle raconte. « Tous les jours, je prie pour chacun des miens –  mes frères, mes neveux, mes nièces et leurs enfants. Chaque jour, je priais pour O. et Eva, mais un matin de juin, je ne sais pas pourquoi, c'était comme une vision, je me suis dit qu'il fallait ajouter quelqu'un dans ma prière et avoir une pensée pour Eva et sa famille. » O. sourit. Oui, en effet, c'est en juin qu'on a su qu'un petit poisson s'était niché dans notre vie. Était-ce donc un signe divin ?

Assis sur son fauteuil surélevé, la télécommande de la télévision à portée de main, Oncle Salim ne regarde pas le téléviseur et préfère nous parler. Il a tant d'histoires à raconter. Il conte son voyage à Paris en 1951 et la première fois qu'il a pris le train pour aller à Marseille. Il raconte un autre voyage à Paris, à la fin des années 1970. O. était tout petit et n'arrêtait pas de crier. Oncle Salim avait acheté une voiture Place d'Italie et était revenu avec au Liban, traversant l'Europe en passant par la Yougoslavie et la Turquie. De son portefeuille, il tire une vieille photo en noir et blanc : vous reconnaissez qui c'est ? nous demande-t-il avec malice. Oncle Salim nous parle aussi de saint Charbel. Mais il nous parle surtout du Venezuela, le pays dans lequel il a vécu pendant plus de quarante ans et qui reste gravé au fond de son cœur. Parfois, il ne trouve pas le mot français qu'il cherche, alors il le dit en espagnol. D'autres fois, il s'amuse à traduire les mots de la conversation en italien. Il dit qu'un homme qui parle plusieurs hommes est plusieurs hommes à la fois et il ajoute que lui-même il parle le libanais, l'arabe, le français, l'espagnol et un peu l'italien et le syriaque. Il regarde O. et lui demande d'un air un peu réprobateur : « Pourquoi tu ne veux pas parler  libanais alors que tu le comprends si bien ? »

C'est le matin, mais il fait déjà chaud dans l'appartement. L'électricité a été coupée à 9 heures, il faudra descendre les cinq étages à pied au lieu de prendre l'ascenseur. O. demande à Oncle Salim : « Comment fait-on pour aller à la gare ? » La gare ? Oncle Salim lève les sourcils. Voilà longtemps que plus aucun train ne fonctionne au Liban. Quelle idée d'aller visiter une gare abandonnée ! Nous insistons malgré tout. Comment dit-on « gare » en libanais ? J'inscris le mot (mhatta) sur un petit papier et nous déplions le plan de Beyrouth. Ce n'est pas si facile de se repérer parce que toutes les rues n'ont pas de noms et, quand elles en ont, elles en portent parfois plusieurs. Plus tard, dans le quartier de Mar Mickaël, nous voici à l'endroit indiqué par le guide. Rien n'indique l'emplacement d'une ancienne gare. O. interroge un monsieur. Celui-ci ne comprend pas ce qu'on cherche. Enfin, une dame nous renseigne. Il faut aller au centre de bus et demander aux gens du bureau à voir les vieux trains. En effet, dans un bureau excentré, des hommes fument des cigarettes en buvant du café. Oui, c'est ici que se trouvait la gare, nous explique l'un d'eux en libanais. Les premiers trains dataient de la fin du XIXe siècle. Il y avait deux lignes, l'une de Beyrouth à Damas traversant le pays dans sa largeur, et l'autre longeant la côte depuis la Syrie jusqu'à la Palestine. « J'espère qu'un jour les trains fonctionneront à nouveau », dit O. Un des deux hommes soupire avec pessimisme. Reconstruire une gare abandonnée semble un projet bien lointain dans ce pays en perpétuelles destruction et reconstruction.   La gare de Beyrouth est devenue aujourd'hui un vaste jardin, vrai havre de paix dans la tourmente de la ville. Entre les rails poussent de hautes herbes. Une locomotive à vapeur d'un autre âge, un wagon criblé d'impacts de balles (les trains servaient de barricades pendant la guerre), une colonne à refroidissement... À travers les ruines, j'essaie d'imaginer l'agitation de la gare ferroviaire il y a un demi-siècle – cela paraît si lointain, presque impossible. À quoi pouvait bien ressembler Beyrouth dans les années 1960 ou 1970 avant que la ville toute entière ne devienne un vaste champ de bataille ?

Le soir, nous montrons à Salim et à Thérèse les photos de notre journée de touristes à Beyrouth : le musée national, Raouché et la corniche, le quartier Hamra... Lorsque les photos de la vieille gare défilent sur l'écran, Oncle Salim regarde, fasciné. « Nous habitons à côté, et jamais nous n'avons été là bas ! » dit-il à sa sœur. Peut-être qu'au fond l'aventure se trouve parfois au bout de la rue...

Le lendemain, lorsque nous disons au-revoir à Oncle Salim, j'ai le cœur gros. Je regarde une dernière fois le vieil homme, aminci dans son débardeur blanc et pourtant l'œil si vif et si jeune, et en prenant les escaliers je fais le vœu secret auprès de saint Charbel et tous les autres saints s'ils existent de retrouver Oncle Salim lors de mon prochain voyage à Beyrouth.

Regards extérieurs, c'est ici !

Introduisez votre adresse e-mail
pour être averti lorsqu'un nouveau Regard sera ouvert :
InscriptionDésinscription
 
Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.
Il y a quatre ans.
Il y a cinq ans.
Il y a six ans.
Il y a sept ans.
Il y a huit ans.
Il y a neuf ans.
Il y a dix ans.
Il y a onze ans.