Mardi 21 septembre 2010

Les fantômes

Dans le grand quatre-quatre noir d'Oncle Philippe, je dis que depuis que nous sommes arrivés ici je n'ai vu quasiment aucun musulman. Pourtant, le Liban est un pays à plus de 60 % musulmans (mais depuis la guerre, il n'y a plus de statistiques officielles dans ce pays). Depuis quatre jours, nous n'avons fréquenté que la côte nord, à dominante orthodoxe, la montagne maronite et Achrafieh, le quartier chrétien de Beyrouth, en forme de colline. Mais je suis la seule à m'étonner de cet état de fait.

Le quatre-quatre noir continue de se faufiler entre les voitures embouteillées – Mercedes cabossées, mini-van remplis de travailleurs, luxueuses décapotables – qui, chacune, sans aucun scrupule, fait fi des règles élémentaires de conduite (clignotants et priorité à droite). Oncle Philippe me répond en riant que là où on va dîner ce soir, il y en a plein des « fantômes ». Les « fantômes », c'est comme cela que les gens nomment ici les longs voiles noirs qui cachent des femmes. Ce sont le plus souvent des étrangères, des femmes d'hommes d'affaires venus du Golfe qui ont élu domicile au Liban et qui en fréquentent les lieux les plus luxueux. Quand ils parlent des « fantômes », il y a sur les lèvres des gens de ma famille un petit sourire ironique. Moquerie ou mépris devant cette inquiétante étrangeté qui consiste à envelopper des femmes dans des draps noirs et à leur permettre de ne montrer que leurs regards ? Aziz, un des cousins d'O., les appellent des « pingouins » ou des « ninjas ». L'autre ne se désigne donc que par des images soit ridicules soit inquiétantes ?

Nous arrivons à l'ABC, grand centre commercial de Beyrouth. Nous ne sommes pas dépaysés, il n'y a que des marques occidentales dans les luxueuses boutiques. Je passe devant la vitrine de « Tartine et chocolat ». Il y a une adorable robe rose de bébé, à volants. Les prix sont plus chers qu'à Paris. Soudain, Oncle Philippe s'approche de moi. « N'aie pas peur, Eva ! » Derrière moi, il y a une femme fantôme qui passe devant une boutique de vêtements féminins. La silhouette paraît géante sous son drap noir. Sous le voile qui encadre son visage, autour du front et au-dessus de son nez, elle a calé difficilement ses lunettes. Celles-ci recouvrent tout juste le mince espace de peau qui dépasse du tissu. Je détourne le regard. Je ne veux pas dévisager cette femme sans visage. O. demande « Mais comment font-elles pour manger ? »

Au retour, dans la voiture, on me dit « Voilà, Eva, tu es contente, tu as vu des fantômes aujourd'hui ! » Je ne dis rien. J'ai appris à me taire sur certains sujets, à ne pas exprimer directement les opinions que j'ai ramenées de France et qui, ici, n'ont à vrai dire aucun sens. Lorsque j'entends les miens dire « Ce sont les musulmans qui viennent ici pour salir nos champs d'oliviers », je me dis que cette accusation franche paraît gratuite, mais je n'en dis rien. Une tante d'O. nous explique : « Ici, dans cette région (chrétienne), je suis plus tranquille car les musulmans sont loin ; à Achrafieh, il n'y avait qu'une rue qui nous séparaient d'eux, ici on n'est rien qu'entre nous ». Une autre tante nous raconte une histoire qui est arrivée à son frère avec un Druze. Tout le monde s'exclame « Oh, un Druze ! » et j'entends « Il faut se méfier toujours des Druzes, ils sont méchants ! »

Dans mon silence, je me dis que la guerre n'est pas loin, là tapie dans les maisons hospitalières qui invitent le voisin d'en face, mais pas le voisin du quartier d'à côté. L'autre est là, tout près, chauffeur de taxi ou vendeur de pastèques, mais on ne parle pas vraiment avec lui. On vit à côté de lui, pas avec lui. Chacun sa confession, chacun son clan. La juxtaposition n'est pas mélange.

Dans le quartier d'à côté, j'imagine les familles chiites racontant des histoires de chrétiens et déclarant aux enfants « Ils ne sont pas comme vous, méfiez-vous ». J'imagine seulement, je ne sais pas en fait. Car personne ne pense à me présenter ces gens de « l'autre côté ».

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