Dilatations
J'ai les yeux dans le brouillard. Il y a un doux voile entre le monde et moi. Tout à l'heure, l'ophtalmo a dilaté mes pupilles pour regarder au fond des yeux. J'attends dans la salle d'attente que le bleu des mes yeux disparaissent pour laisser occuper tout le noir de la pupille. En face de moi est assis un vieux couple. Ils étaient déjà là quand je suis entrée et que je me suis assise sur la banquette aux grands coussins. Ils ne disent rien. Le patient suivant a été appelé – un couple âgé, également. Soudain, les langues se délient. L'homme et la femme semblent avoir oublié que j'étais dans la salle, face à eux. L'homme râle. Pire que cela, il bougonne. "C'est ce que je te dis", répète-t-il, le ton hargneux, presque méchant. La femme nie, n'est pas d'accord, se défend d'une accusation qu'elle juge injustifiée. L'homme continue de marmonner – "tu dis n'importe quoi", "c'est pas vrai", "j'aurais pas dû venir", "tu te débrouilles toute seule"... Les reproches fusent, toujours sur ce ton plein de mépris, presque vulgaire. Cela devient gênant soudain, cette intimité dévoilée sans pudeur. Je plonge la tête dans mon livre, fais semblant de lire. Mais je ne peux pas : mes pupilles continuent leur dilatation et les mots sur le papier se mettent à danser. Alors je laisse aller mon imagination, loin, loin, dans le futur. Serons-nous comme ça, plus tard, O. et moi ? Incapables de nous supporter, et pourtant incapables de vivre l'un sans l'autre ? Serons-nous un jour un vieux couple usé et sans désir ?
L'ophtalmo ouvre la porte de la salle d'attente, se baisse pour regarder mes yeux. "Oui, c'est bon, c'est suffisamment dilaté, on peut faire l'examen". J'entre, je m'assois. "Regardez en haut, en haut à droite, à droite toute, en bas à gauche, à gauche, en haut à gauche". Mes yeux ont fait un tour de cadran d'aiguille face à la lumière aveuglante. "C'est bon, conclut le médecin, RAS, maintenant, il n'y a plus qu'à accoucher !" Je souris. "Plus qu'à"... façon de parler.
Il fait froid dehors, mais je marche doucement, pour ne pas trébucher. De retour à la maison, je me prépare un bon thé. Je soupire. Que faire ? Je ne peux ni lire, ni écrire, et les inepties de la télévision semblent encore plus vaines dans le brouillard de mon regard. Alors je vais m'allonger dans mon lit et je branche l'Ipod. J'ai tourné le curseur sur Mademoiselle Berry. Je ferme les yeux. La musique m'envahit. J'ai l'impression qu'une amie, une sœur chante doucement à mon oreille. Sur la musique, mon imagination peut prendre ses aises. Je pense à ma petite fille. Je ne vois ni son visage, ni son corps. Mais elle est là, si présente. Je me dis "J'aimerais qu'elle aime la musique, la lecture et les voyages". N'importe quelle musique, n'importe quel livre, et n'importe quel voyage, mais enfin aimer écouter, lire et voyager, car c'est ça qui maintient en vie. Dans ma tête, je fomente des souhaits en forme de projets, même si je sais au fond de moi que c'est vain. Elle sera ce qu'elle sera, et moi je n'aurai aucun pouvoir sur ça. La voix féminine continue de chanter dans le lecteur. J'imagine maintenant la fille de Copine Juju, enceinte, elle aussi, de deux mois de moins que moi. J'imagine les deux fillettes. Seront-elles amies, elles aussi ? Se peut-il que l'amitié traverse les générations ?
Le soir tombe dans l'appartement. Il fait presque nuit maintenant. Mon regard est toujours brouillé. Mais j'en ai assez d'être couchée. J'en ai assez d'imaginer. Je veux recommencer à vivre en attendant de savoir ce que sera cet avenir. Je me lève et m'assois devant l'écran d'ordinateur. Tandis que j'appuie sur la touche "on", je sens une bosse en haut à droite de mon ventre. La petite est réveillée et bat des pieds. Je pose la main sur son coup de pied et je souris. Je me dis Je ne sais pas si un jour elle aimera écrire, elle aussi, mais ce que je sais c'est que j'écrirai pour elle.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. |