Mercredi 23 mars 2011

Vache à lait

Nous sommes retournés à l'hôpital paquebot, service "consultations". 3 kg 720 sur la balance nous ont donné le droit de repartir avec notre Sardine dans les bras, libres enfin d'une liberté qui n'est plus conditionnée. Tout n'est pas réglé pourtant. Le moment des repas est encore souvent une lutte, où la plus puissante des armes est la patience. Mais enfin la Sardine mange. Peut-être a-t-elle compris combien c'était chouette de grandir. À chaque repas, je continue de lui coincer des seringues dans la bouche, avec des médicaments qui sentent le sucre et l'orange. Mon petit bébé est une oie que je gave à coups de produits chimiques. Mais on a intériorisé les discours des médecins. On colle 7 ml de sirop dans la bouche de la Sardine et on lui susurre à l'oreille, C'est pour ton bien, ma poulette. Les jours où la Sardine mange bien, où elle avale 100 ml de lait sans trop gémir ni se tortiller, on en vient à penser que ça y est, le rythme de la normalité s'est installé, que ça y est, notre nouvelle vie à trois va pouvoir mûrir et non plus se ternir dans l'angoisse de la menace de l'hôpital.

L'autre jour, je me suis dit que voilà, il fallait que je fasse une croix définitive sur l'allaitement au sein. La Sardine pleurait, plissait la bouche, fermait les yeux, se tordant de douleur devant son biberon, comme si les gouttes du lait arrivant à son estomac creusaient en elle une souffrance inacceptable. J'ai compris que ses difficultés digestives n'allaient pas disparaître du jour au lendemain et qu'il faudrait continuer le biberon encore un moment pour contrôler les quantités ingérées et surtout pour que ce ne soit plus mon sein qui soit la médiation de sa douleur. Si la Sardine a mal en buvant au biberon, qu'il soit donné par moi, son père ou une infirmière, c'est que ce n'est pas moi qui suis responsable de sa gène. En enlevant la Sardine de mon sein, c'est deux poids que j'ai ôté de ma poitrine. J'essaie malgré tout de ne pas installer en moi le regret. Devant les photos béates de bébés collés au sein de leur maman, dans une sérénité absolue, je me demande quel est ce mystère d'un allaitement réussi. C'est une énigme, un don qui ne m'a pas été offert. Je soupire et je me dis, Tant pis. Je serre contre moi ma fille, embrassant ses cheveux si doux, caressant ses petites mains froides, et je me dis que ce lien est déjà fort, si fort.

Pourtant, je n'arrive pas à me résoudre à passer au lait artificiel. Pourquoi lui donner de la poudre et de l'eau achetés en supermarché alors qu'elle a goûté à un lait fabriqué spécialement pour elle ? Alors, plusieurs fois par jour, je me transforme en vache et je tire mon lait. Allaiter une machine électrique, ce n'est pas ce dont j'avais rêvé. Le bruit du moteur, saccades régulières de la pompe qui s'active, m'accompagne, comme un ami rassurant. Je regarde les gouttes blanches s'écouler une à une dans le biberon en plastique, à la fois fascinée par cette capacité maternelle de nourrir l'enfant et déroutée par cette apparente marque d'animalité issue de l'espèce mammifère. Et puis, lorsque les biberons se remplissent dans le frigo, il y a comme une fierté qui naît en moi. Je suis capable de nourrir ma fille, de lui donner ce qu'il y a de meilleur pour elle. Cette solution hybride, que je n'aurais jamais choisi spontanément dans des conditions différentes, me permet de maintenir le lien entre ma fille et moi ce lien indissoluble qui s'était tissé lorsqu'elle était dans mon ventre. En croquant dans les kebbé cuisinés par ma belle-mère, je souris et je dis à l'enfant qui gazouille à côté de moi, dans son transat, Tu vois, tu vas goûter aux bons kébés de Têta ce soir ! Et lorsque je ne peux me retenir de manger du chocolat à l'heure du goûter, je me demande si mon lait sera délicieusement chocolaté.

À vrai dire, les choses ne sont jamais comme on les avait imaginées. Heureusement, au final, elles sont souvent pas si mal.

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