Ecrire, bientôt je ne vais plus savoir comment on fait... Je me souviens d'avoir inscrit un jour cette phrase (ou quelque chose lui ressemblant), dans un message à un lecteur. Depuis, elle m'obsède. Cela fait des mois maintenant que c'est sur mes pages le vide, l'absence, le silence. Les mots ne sont plus là. Bien sûr, ils ne se sont pas complètement désagrégés, mais ils sont enfouis si profondément en moi que je ne les vois plus et qu'il m'est facile de croire en leur disparition totale. Je n'écris plus régulièrement. Quelque chose a changé. Ce n'est plus comme avant. Et si à force d'immobiliser mes doigts sur le clavier ils s'en trouvaient paralysés ? Et si à force de ne plus prendre le temps de chercher les mots, je n'étais plus capable de les trouver ? Et si, finalement, à force de me perdre dans le silence de l'écriture, j'étais devenue étrangère à moi-même - ou à celle que j'étais du moins ?D'emblée, me vient l'envie - confortable - d'accuser les autres. Accuser le temps d'abord : le temps que je passe à mes études, à mon stage, et puis aussi aux cours particuliers que je donne le soir, en volant les heures. Je me dissimule derrière le calcul des heures et je m'exclame devant une évidence : comment réussir à écrire sa vie quand on est absent de chez soi de 9 heures à 21 heures, prenant au pied de la lettre l'expression vie active ? Je fais du temps un grand voleur de mots et moi une victime. C'est facile, si facile. Mais il n'y a pas que le temps que j'accuse. Il y a aussi lui - lui, celui que j'aime. Après la journée de travail qui nous a séparés, comment pourrais-je renoncer à être avec lui pour m'isoler toute la soirée devant mon ordinateur ? Je ne peux pas. Je ne veux pas. Bien sûr, j'allume encore mon ordinateur. Mais plus pour écrire, simplement pour étudier ou pour naviguer ça et là sur internet et vérifier telle ou telle info. A côté, dans la chambre, O. s'impatiente déjà, sans jamais pourtant le dire. J'appuie sur le bouton off et je vais rejoindre ses bras. Je n'ai pas écrit. Entre l'amour et l'écriture, j'ai choisi. Je ne pouvais pas faire un autre choix.
Bien sûr, O. ne m'empêche pas d'écrire. Au contraire, quand, timidement, je parle de projets de nouvelles, il m'encourage, me dit "vas-y, ose !". Mais comment accepter ces exhortations presque malhonnêtes ? Ecrire - écrire vraiment - c'est tromper celui que j'aime. L'écriture ne veut pas une partie de moi, mais elle me veut toute entière. Les mots ne me dérobent pas un peu de mon âme, me laissant tout le reste et me rendant à la fermeture du fichier tout ce qu'ils m'ont dérobé. Les mots ne supportent pas d'être partagés. Ils sont totalitaires. Leur extrémisme semble être antithétique du bonheur amoureux. Ecrire et aimer en même temps, le peut-on seulement ? L'écriture est comme la passion : elle ne supporte pas les concessions.
Il me faut une journée entière passée seule à la maison, les cours à la fac ayant été aujourd'hui annulés, pour m'asseoir à nouveau devant mon ordinateur sans avoir la désagréable impression de tromper qui que ce soit. Le plaisir des touches sur le clavier revient. C'est si bon...
Je passe mes soirées avec celui que j'aime, plutôt que devant mon ordinateur à écrire sans lui et derrière son dos. En un sens, j'espère que ce choix sera toujours le mien. C'est comme une fierté de voir que le désir d'être ensemble est finalement plus fort que le désir d'auto-contemplation propre à l'écriture. De la bataille, si l'écriture parvient à survivre, je crois qu'elle en sort en fin de compte renforcée. Je sais désormais que lorsque j'écris - lorsque j'ai le temps d'écrire - je ne le fais ni parce que je n'ai pas autre chose à faire, ni parce que je me sens trop seule. En un sens, je n'écris plus pour exister. J'écris parce que j'existe. Le rapport de causalité est inversé et, grâce à cette inversion je suis finalement libérée de ma solitude.
J'aimerais juste ne pas avoir à choisir : pouvoir avoir les après-midi avec moi-même et les mots et les soirées avec lui. Aimer et écrire à la fois. Demander le ciel.