L'ennui
Il y a les longues journées d'ennui. Je regarde la Sardine qui regarde ses doigts. Elle les observe avec une attention sans faille, les croise, les porte à sa bouche, les en ressort couvert de bave. Et moi, j'observe la scène avec la même attention sans faille. Je la regarde regarder et, ensemble, nous nous enfermons dans le même cercle. Sauf que, de toute la journée, elle ne s'ennuie pas. Moi, si.
Je pense à l'ennui. J'essaie de trouver les mots pour le définir, pour en parler tel qu'il est, pour le cerner tel qu'il m'aspire. Mais je ne trouve rien d'autre à dire que ceci : l'ennui n'est pas un sentiment, ni même un état, mais c'est une forme géométrique. L'ennui est long, rectiligne, aplati. Il s'étire sans fin vers une ligne d'horizon sans cesse reculée. Il n'a que des angles morts et je n'ai pas d'instrument de mesure pour en évaluer la circonférence. Mais il est long, si long. Mesure-t-il donc des kilomètres ?
Depuis quelques semaines, la Sardine fait ses nuits (comme on dit). Elle mange bien, ayant troqué ses pleurs de mi-biberon par des sourires. Elle grandit : 60 cm des bouts des cheveux au bout des pieds. Elle grossit : 5 kg 210, toute frétillante sur la balance du pédiatre. Elle tient sa tête lorsque je la porte droite contre mon épaule et rigole quand je fais mime de la mettre debout durant une demie seconde. Elle fourre ses doigts dans la bouche et trouve de plus en plus souvent son pouce. Cette semaine, je lui ai coupé les ongles pour la première fois. Et ce matin, j'ai sorti de la commode un nouveau body 3 mois, déjà trop petit. La Sardine a 102 jours, me dit mon Iphone. "Tu es une grande", lui susurre sa maman à l'oreille.
Je reçois des mails empli de fatigue de Copine Juju. Sa petite sardine a deux mois de moins que la mienne. Elle ne fait pas ses nuits, régurgite son lait et ne sourit pas encore. Au début, les puéricultrices de la PMI lui ont dit "Réveillez-la pour la nourrir !" et le pédiatre l'envoie faire une échographie des hanches. Tout, tout comme pour moi et ma Sardine. J'écoute Copine Juju, sa fatigue, ses nouvelles du front. J'aimerais l'aider, mais je ne peux pas vraiment. Alors je l'écoute et je souris tout doucement. Je souris de ces deux mois d'avance que j'ai sur elle depuis un an. Je lui dis, Tu verras dans deux mois ça ira mieux. J'ai un peu l'impression de jouer les expertes. Alors qu'en fait je n'y connais pas grand chose. Deux petits mois d'avance, c'est presque rien. Je sais seulement qu'après la fatigue, il y a l'ennui. Et que l'ennui est long, si long.
Je me lève le matin avec l'envie d'écrire. Écrire un roman. Profiter de toutes ces journées vides pour les emplir de mots. Mais il y a le biberon du matin qui s'éternise, le body plein de caca à savonner ou bien des pleurs inattendus qui ne veulent pas se calmer. J'ai ressorti mon cahier de brouillon, celui où j'avais pris des notes il y a tant de mois déjà, dressant le portrait de mes nouveaux personnages. Mais je n'ouvre pas mon cahier. Je regarde ma Sardine qui s'est endormie dans son transat et qui bouge ses paupières dans son sommeil. Bientôt, elle va se réveiller. Son prochain repas est dans une heure. À quoi bon se mettre à écrire si c'est pour être interrompue quelques minutes après avoir commencé ? Alors je me défile. Je n'écris pas. Et je me jette à nouveau à corps perdu dans l'ennui.
Je m'en veux. Je m'en veux de m'ennuyer alors que j'ai un si joli bébé que je regarde avec tant de plaisir. Je m'en veux de ne pas écrire alors que j'ai du temps puisque je ne travaille pas. Je m'en veux de m'en vouloir.
Regards extérieurs, c'est ici !
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. Il y a douze ans. |