Lundi 6 juin 2011

Unique

O. pousse la poussette dans les allées des Buttes-Chaumont. Sur les pelouses, les familles étalent leur pique-nique et les amoureux leurs baisers. Il y a partout dans le parc la chaleur lourde et moite d'un Paris 15 août. Tous les dix mètres, nous croisons un couple muni d'une poussette. J'observe le modèle du landau, regarde le bambin ou bien seulement le bras tout rose qui dépasse, scrute le ventre de la jeune mère. Je me compare, je me jauge. Et je me dis, comme ça, en souriant, C'est drôle, quand même, cette manie qu'ont les Français de faire des bébés. Des bébés par centaines, par milliers. J'ai l'impression de jouer dans un film dans lequel le monde serait envahi par les poussettes. Avec ma poussette de Formule 1 et mon bébé rose qui sent le lait et qui bave sur ses doigts, je suis si commune. Une maman de plus, un jeudi de l'Ascension, dans le parc des Buttes-Chaumont. Mais je me penche sur l'habitacle de la poussette. Le visage de mon bébé s'illumine, ses yeux pétillent, ses joues rosissent. Je veux croire que mon bébé à nul autre ne ressemble. Tout ce que je vis, je le vis pour la première fois. En mon nom, dans mes yeux, dans son sourire. On peut me juger commune. J'ai soudain l'impression au contraire d'être absolument unique.

Ma belle-mère a sorti du tiroir un grand sac plastique et a étalé sur la table du salon tout un tas de vieilles photos. Des photos devenues oranges sur lesquelles les femmes ont des pantalons pattes d'éléphant et les hommes des cheveux en tignasse et le ventre plat. Les enfants des photos ont les cheveux bruns et ont tous, immanquablement, un air de famille. À chaque photo, j'interroge, Et là, c'est qui ? Je scrute un regard, un sourire d'il y a trente ans, et j'attends de voir si je retrouve le même regard, le même sourire sur le visage du petit être qui dort à côté dans la poussette. Puis soudain, je trouve. Un petit garçon qui tient à la main une flute, près d'un canapé en cuir tout usé. Je demande, C'est qui ? Mais je connais la réponse. Un petit nez aplati, une bouche qui grimace, un regard étonné. Je reconnais mon enfant dans la photo de son père. Je dis, Je peux garder la photo ? Et je la cale dans mon portefeuille, comme un trophée de chasse. Mon enfant unique a déjà une histoire, un passé.

Les journées s'allongent lentement dans la chaleur du mois de juin. Un long week-end et quatre jours tout entier, rien qu'avec lui. Pas d'impératif du boulot, pas d'absence. L'homme que j'aime, le père de mon enfant, est là, à mes côtés. Moi qui ne travaille plus, je suis soudain en vacances. Malgré la chaleur, l'air est plus léger. Nous nous promenons sur les trottoirs gris de la ville, la poussette devant nos pas, comme en éclaireuse. Le bébé bat des jambes, ouvre ses grands yeux sur le monde, sourit dès que l'un de nous se penche vers lui. Je ne peux pas prendre la main de l'homme, puisque ses deux mains tiennent fermement les poignées de la poussette. Alors j'attrape son bras. Et on se balade, comme ça, comme des petits vieux. Je me dis qu'on est heureux, là, tous les trois. On est devenu famille. Et on se construit de nouveaux souvenirs à la pelle.

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