Le plus beau de tout l'univers
Pas le temps. Pas le temps penser, pas le temps de rêver, pas le temps d'écrire. Pas le temps de rester sous les couvertures à regarder l'hiver qui cogne en rafale à la fenêtre. Pas le temps de se demander "Tiens, qu'est-ce qui passe au cinéma en ce moment ?" Pas le temps non plus de rester tard au travail et de voir la femme de ménage du soir vider les corbeilles de papier des bureaux désertés.
Juste le temps d'enchaîner les gestes devenus presque mécaniques. Compter les cuillères de poudre, secouer le biberon à s'en arracher le bras, raconter des histoires pour faire patienter sur la table à langer et serrer dans mes bras la petite chose chaude aux cheveux fins. "Tu es le plus beau bébé de tout l'immeuble, le plus beau bébé de tout Evaville, le plus beau bébé de toute la région parisienne, de toute la France, de toute l'Europe, de toute la Terre, le plus beau bébé de tout l'univers !" Je répète cette phrase crescendo qui rivalise de mégalomanie tous les matins, et je ne m'en lasse pas. Et tous les matins, je suis surprise de constater que je crois toujours un peu plus à ce que je dis. Oui, oui, vraiment, dans mes bras, dans son pyjama rouge hérisson, il y a le plus beau bébé de tout l'univers.
Est-ce que je joue les surenchères avec la beauté de mon bébé pour ne pas avoir à me regarder, moi ? Car je n'aime pas la personne que me renvoie le miroir. Dans le miroir de la salle de bain, la femme qui tient le plus beau bébé de tout l'univers a des grosses joues, un double menton, un grain de beauté aussi difforme qu'une pustule au-dessus de l'oreille, des hanches trop larges, un ventre mou comme un trampoline, des cheveux sans forme, des habits pelucheux. Je n'aime pas cette image-là dans la glace. J'aimerais fermer les yeux pour les ouvrir à nouveau et ne plus voir dans le reflet du miroir que le plus beau bébé de tout l'univers et non plus la maman si moche qui le porte à bout de bras. Est-ce le prix à payer ? Être devenue si laide parce qu'on a donné naissance au plus beau bébé du monde ?
Heureusement, je n'ai pas le temps. Pas le temps de penser à tout ça, pas le temps de m'apitoyer, pas le temps de me plaindre. Et quand j'ai le temps, je le passe à attendre. Attendre que le papa du plus beau bébé revienne de Bangladore, Séoul, ou Cambridge. Attendre qu'à son tour il prenne dans ses bras le plus beau bébé pour que je puisse avoir un moment pour passer de la crème hydratante sur mon visage ou dénicher dans l'armoire un collant non filé. Attendre peut-être qu'il me regarde pour faire disparaître dans le miroir de la salle de bain la plus moche maman de tout l'univers.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. Il y a douze ans. |