Mercredi 30 octobre 2013

Le peuple invisible

Les petits vieux qui marchent tout doucement, le corps appuyé sur une canne de bois.
Les nounous noires qui promènent deux par deux des bébés blonds dans des poussettes doubles.
Les vieilles dames qui viennent acheter de l'arnica à la pharmacie car "Vous comprenez, on n'est pas à l'abri d'une mauvaise chute à mon âge".
Les étudiantes avec leur sac en bandoulière qui courent jusqu'au métro ou bien derrière un bus qui ne les attend pas.
Les jeunes mamans qui portent leur bébé contre leur ventre ou bien emmitouflés sous le plastique d'un protège-poussette.
Les couples âgés qui marchent bras dessus dessous, l'un tenant le panier à provision, l'autre s'agrippant à son conjoint, par habitude ou bien par nécessité (eux-mêmes ne savent plus très bien).
Les pré-ados qui fument sur un banc, soit parce qu'ils ont séché leurs cours, soit parce que la prof d'anglais était absente de 8 à 10.
Les hommes en costume qui discutent au téléphone devant leur voiture noire et dont on se demande quel peut bien être le métier qui leur fait être dans la rue à 10 heures du matin un jour de semaine.
Les bébés joufflus dans les poussettes McLaren, leurs sœurs ou frères aînés qui marchent fièrement en tenant le landau d'une main.
Le fleuriste qui renouvelle sa vitrine, la boulangère qui rend la monnaie en disant "Merci et à bientôt", la charcutière qui demande "Et avec ça ce sera tout ?", le pharmacien qui tend la main en disant "Votre carte vitale s'il vous plaît" et le garçon de café qui regarde passer les gens ou qui passe son chiffon sur les tables en terrasse.

Depuis que je suis mère au foyer, la ville s'est peuplée différemment. Je croise tous ces gens qui vivaient déjà entre 9 h 30 et 18 h lorsque moi j'étais enfermée dans un bureau, mais dont j'ignorais l'existence. Plus encore, je suis devenue l'une d'eux. Mère anonyme qui porte son bébé comme un kangourou et qui va au supermarché dès 9 h 30, farfouille chez le vendeur de fripes du marché, demande au pharmacien "Et vous avez quoi pour soigner les fesses rouges de ma fille ?", n'arrive pas à caser les gros paquets de couches dans le panier de la poussette et sourit aux vieilles dames qui lui tiennent la porte en sortant de la boulangerie.

La journée s'écoule avec une certaine tranquillité. Ces gens-là, qui arpentent les trottoirs de la ville entre 10 h et 16 h, ne sont pas pressés. S'ils regardent leur montre, c'est seulement pour ne pas être en retard à la sortie de l'école à 11 h 50 ou bien pour ne pas rater la diffusion de l'émission "Motus" sur France 2. Ils ont le temps de nouer des conversations improbables : ils se penchent sur la poussette et ils demandent "C'est un garçon ou c'est une fille ?", ou bien ils s'exclament "Ah il n'est pas vieux celui-là !" Ce sont les mêmes gens qui disaient, il y a quelques semaines, en regardant mon ventre "Ah vous le portez haut, ce sera une fille !" ou bien "Ah, c'est pour bientôt n'est-ce pas ?" ou encore "Et vous avez choisi le prénom ?"

Je souris. Je dis Merci, Oui oui, Au-revoir et je décline un prénom ou un âge compté en semaines. Je suis l'une d'entre eux désormais. J'appartiens au peuple invisible de la ville. Je suis une mère au foyer.

 Regards extérieurs, c'est ici !

Introduisez votre adresse e-mail
pour être averti lorsqu'un nouveau Regard sera ouvert :
InscriptionDésinscription
 
Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.
Il y a quatre ans.
Il y a cinq ans.
Il y a six ans.
Il y a sept ans.
Il y a huit ans.
Il y a neuf ans.
Il y a dix ans.
Il y a onze ans.
Il y a douze ans.
Il y a treize ans.
Il y a quatorze ans.