Lundi 9 décembre 2013

Instables

Je dis Tout va bien. Je raconte qu'on chante I love you toute la journée. Je parle d'un bonheur de carton pâte ou de carte postale. Une joie sur papier glacé sur lequel les traits des visages sont lisses et les sourires gravés dans les lèvres. Je répète tout ça, comme pour y croire moi-même. Et j'y crois. Parce que c'est vrai. C'est vrai en un sens. Mais la vie a plusieurs sens.

Un mot de trop, un mot méchant, un mot qui fait mal au cœur. Au sens propre : une pique dans le cœur, là, à l'exact endroit où cela fait le plus mal. Il y en a souvent des mots comme ça ces derniers mois – voire peut-être ces dernières années, je ne sais plus. Des mots-attaque, des mots-colère, des mots-violence. Des mots qui font douter (où va-t-on ? que fait-on ? pourquoi donc ?). Des mots qui font crier aussi. Et puis qui donnent envie de bouder, comme les enfants. C'est pas moi qui ai commencé, c'est toi. C'est celui qui dit qui l'est. Et puis si c'est comme ça, je suis plus ta copine. Disputes enfantines, maux puérils. On se fâche et un quart d'heure plus tard on ne sait plus exactement pourquoi on est en colère. On sait juste que ça fait une pointe dans le cœur. Une de plus. Est-ce que les pointes dans le cœur se comptent en années ?

L'autre jour, O. a pris sa journée. Une journée de pleine semaine, une journée off, sans travail. Une journée gratuite, sans obligation spéciale, juste pour être avec moi. La Sardine était à l'école, la Crevette dormait dans sa poussette. On était tous les deux, presque tous les deux, O. et moi – un peu comme avant, mais pas tout à fait quand même. Lorsqu'O. m'avait dit la veille, Demain j'ai décidé de poser un jour de congé, je lui ai rétorqué Pourquoi ? Pourquoi perdre une journée ? Comme si une journée avec moi, rien qu'avec moi, était une journée perdue. Incrédule et suspicieuse, comme si une journée à deux n'était pas chose naturelle. Il m'a répondu, légèrement énervé, Tu ne veux pas qu'on aille au restau tous les deux ? Et puis il a ajouté, Après tu vas dire qu'on ne fait jamais rien et tu vas faire la gueule. Un petit mot comme ça, pas vraiment méchant, mais un petit peu quand même. On a pris la voiture. Mais sur le périph', il y avait des embouteillages. Pas des bouchons du dimanche, ceux des gens qui rentrent de balades, mais des bouchons de semaine, des gens qui travaillent (ou qui prennent leur journée pour aller au restau en amoureux, que sais-je). On était là, tous les deux assis l'un à côté de l'autre dans la voiture, au milieu des voitures qui n'avançaient pas. Tout le plaisir d'une journée rien qu'à deux n'arrivait pas à s'installer, à prendre ses aises. Une nervosité palpable enroulait ses mains crispées sur le volant et chatouillait mes épaules. Colère sourde de s'être laissés prendre par la vérité parisienne : prendre sa journée pour être coincé dans une voiture, quelle injustice. Enfin, après avoir tourné longtemps à la recherche d'une place et fini par lâcher la voiture dans un parking hors de prix, on s'est retrouvé rue Sainte-Anne. Il y avait toujours cette tension qui nous assomme depuis des mois, mais au fur et à mesure que l'on remontait la rue, la nervosité diminuait. On ne se tenait pas la main. L'un poussait la poussette, l'autre suivait sur le trottoir trop étroit. Enfin, arrivés au restaurant, assis l'un en face de l'autre, la poussette calée dans un coin entre deux tables, nos cœurs se sont allégés. Il a plaisanté. J'ai souri. Nous avons échangé des bons mots, un peu ironiques, mais pas tant que ça. On s'est dit, Tu te souviens le Japon. Il a dit Oui, et moi aussi, et nous avons soupiré. J'ai posé pour la photo devant mon bol de ramen et j'ai fait mine de donner à manger à la Crevette un onigiri. O. a commandé une bière japonaise et a plaisanté avec le serveur. Et plusieurs fois, on s'est demandé, Quand est-ce qu'on retourne au Japon ?

Sur le chemin du retour, cela roulait mieux qu'à aller. J'avais ressorti le vieux plan de Paris pour éviter le périph' et prendre des petites rues. Il faisait nuit lorsque nous sommes revenus à la maison, alors que c'était encore le milieu d'après-midi. J'ai eu envie de le serrer dans mes bras, mais je n'ai rien fait. C'est l'enfant que j'ai serré contre mon sein. Je me suis dit, C'était bien, finalement, cette journée. Et je me suis dit aussi, C'est dommage que désormais il faille toujours marcher en équilibre sur le bonheur. Comme si notre vie à deux se tissait au-dessus du vide. Précipice dangereux dans lequel il faut à chaque instant veiller à ne pas tomber.

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