Mercredi 19 février 2014

Six mois

Il me dit, Il est temps que tu reprennes le travail. Il me dit aussi, Tu vois tout en noir, tu n'étais pas comme ça avant. Un gros poids vient faire trembler mes lèvres et mouiller mes yeux. Moi qui ai passé une journée sereine, presque légère, je me sens soudain infiniment lourde, comme si sur mes épaules venait s'écrouler le monde entier. Tout est devenu triste et gris. Il me dit encore, Tu vois comment t'es, tu souris jamais. La nuit, je retourne tout ça dans ma tête. Six mois sans travailler, six mois en "congé". Que suis-je devenue après ces six mois ? Suis-je allée à la rencontre de moi-même ou me suis-je perdue ? La chambre est dans le silence. J'entends seulement une respiration régulière, sans que je puisse deviner si c'est celle de l'enfant ou celle du père de l'enfant. La veilleuse éclaire vaguement la petite pièce. Mais il n'y a pas grand chose à voir. Pourtant, j'ai les yeux ouverts.

Dans ma tête, je fais la liste des choses que j'ai su faire ces six derniers mois. J'ai su donner naissance à un enfant. Oui, j'ai su faire ça, mais il n'y a là aucun mérite à cela : c'est la nature en moi qui a agi, je n'ai fait que l'écouter. J'ai su bercer l'enfant, le réconforter, changer ses couches, le nourrir, l'emmener chez le pédiatre, nettoyer les plis de son cou ou le creux de ses mains un peu moites, gratter ses croutes de lait, l'habiller, le déshabiller, lui donner le bain, le promener dans sa poussette ou dans le porte-bébé. Oui, j'ai su faire tout ça. J'ai su aussi m'occuper de ma grande fille : aller la chercher le matin dans son lit, l'appeler "ma cocotte" ou "mon minou", mettre ses chaussons, choisir ses vêtements, parlementer pour qu'elle s'habille, attacher à la va-vite ses boucles de cheveux emmêlées, lui cuire des pommes de terre en forme de bonhomme, aller l'accompagner à l'école, aller la chercher à l'école, aller l'amener chez la nounou, aller au parc, jouer à Monsieur Patate, aux légos, à la coiffeuse, au médecin, faire des dessins, dire "non", répéter "ça suffit", redire encore "j'ai dit non, tu m'écoutes ?", fermer la fermeture éclair du manteau, des bottes ou du sac à dos, slalomer sur les trottoirs encombrés avec la poussette, faire des bisous, des câlins, et encore des bisous et des câlins. Oui, j'ai su faire ça.

Mais qu'ai-je su faire d'autre ces six derniers mois ? Je ne suis pas allée travailler dans mon entreprise. J'ai juste pris l'ascenseur deux ou trois fois pour montrer mon bébé joufflu et entendre "comme elle est belle !" Je n'ai pas pu montrer que je savais travailler, faire un livre, gérer un dossier, mener un projet. Je n'ai pas non plus écrit une seule ligne ni former l'ébauche d'un seul projet d'écriture dans mon esprit. Je me demande même comment j'ai pu un jour publier des livres, tant tout cela me semble aujourd'hui étranger. Je n'ai pas su non plus suivre le chantier des travaux de la maison. C'est O. qui a presque tout fait (les plans, les commandes, les coups de fil, les mesures, les discussions avec les ouvriers). Quand j'ouvrais la porte aux ouvriers venus achever les finitions, l'homme au bonnet et au fort accent étranger me regardait, déçu, demandant "il n'est pas là le monsieur ?" Non, il n'y a que moi, mais ne sais-je donc répondre aux questions ? Je n'ai pas su, bien sûr, monter les meubles, faire des trous avec la perceuse, accrocher les tableaux, porter les cartons, tout ça, tout ça (je n'ai même pas essayé de faire). Je n'ai pas su aussi enrayer toutes les colères, les "non, veux pas prendre le bain !" et les crises de fureur d'une petite fille de presque trois ans. Je n'ai pas su non plus éviter que le bébé se réveille trois fois pendant la nuit. Je n'ai pas su, c'est vrai, être toujours joyeuse et heureuse, malgré les cernes, malgré l'angoisse, malgré les doutes.

Six mois ont passé. Six mois qui ont rongé un peu ma confiance en moi. Je suis devenue plus que jamais maman et j'ai aimé ça. Mais j'ai perdu un peu tout le reste. Six mois à tourner en rond autour de mon bébé. Six mois à voler du temps pour lire un chapitre, écrire un mail, écouter de la musique, mais six mois à faire tout cela d'une seule main, avec dans les bras un bébé. Six mois à se promener dans le froid de l'hiver, à aller à la bibliothèque ou au marché, mais six mois à ne jamais sortir qu'en poussant une poussette toujours trop encombrante et en se penchant pour voir si l'enfant dort sous le plastique transparent du protège-poussette.

Il me dit, Il est temps que tu redeviennes toi-même. Je me dis, Il est temps que je reprenne confiance en moi. Peut-être que la maternité m'a volé d'une part de moi-même. Peut-être que malgré les câlins, les baisers sur les peaux douces, et les "comme t'es belle mon minou !" tant de fois répétés, j'ai perdu beaucoup dans la bataille. En tout cas, j'espère qu'il me sourira et que je lui sourirai, le soir, après le boulot, lorsque les enfants seront couchés. Et qu'il ne me dira plus, sans même lever les yeux vers moi, "Arrête d'être comme ça".

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