Mardi 12 février 2014

Si difficile

Je suis assise sur le canapé, mon bébé endormi dans les bras. Je regarde le triangle bleu clair qui se détache par la fenêtre, au-dessus de la maison voisine. Je ferme les yeux. Tout est calme. On entend seulement des voitures qui passent. Bruit sourd, presque lointain, qui recouvre le ronronnement de l'ordinateur. Le calme après la tempête du matin.

Le matin : le doigt qui glisse sur le bouton du radiateur pour remonter le chauffage dans la salle de bain, l'eau qui bout dans la bouilloire, la petite clochette du doudou qui révèle que la Sardine est réveillée, ses pas tout juste assurés dans l'escalier, puis sa grosse voix si exigeante ("les dessins animés maman !", "donne-moi les céréales tout de suite !", "non, pas m'habiller !") et mon énervement déjà latent ("je ne suis pas ta bonne ! et tu dis s'il te plaît !"). Voilà dix minutes que je suis levée et je n'ai pas encore eu le temps de verser l'eau chaude dans ma tasse de thé. Les gestes mécaniques avant de penser à moi : le biberon dans le micro-ondes, l'ouverture des volets, les assiettes à sortir du lave-vaisselle et à ranger, et la Sardine qui crie "je veux, Maman !" (je veux, au choix, un autre dessin animé, les céréales, de l'eau, faire pipi...) ou bien qui demande de sa petite voix "On va où aujourd'hui maman ?" Je suis assise devant mon petit-déjeuner enfin. O. apparaît, le cheveu en bataille, le regard éteint. "Tu prends ta douche ou c'est moi ?" Au sortir de la douche, je n'ai pas eu le temps de mettre de la crème sur le visage. J'entends un cri dans le séjour ou les pleurs d'un tout petit bébé dans la chambre. "Allez, il faut s'habiller ma minette". Placage au sol de la petite rebelle qui refuse de mettre son pantalon. Les yeux sur la pendule, je soupire de soulagement qu'il n'y ait pas en plus la petite à nourrir avant le départ à l'école de la grande (il faut dire que les deux ou trois tétées/biberons de la nuit ont dû tout de même caler le petit estomac). Enfin le bouton "off" sur le lecteur de DVD, le manteau bleu, le bonnet, "et n'oublie pas Doudou ! mais où est passée ta tétine ?" Une ultime négociation ("non, je veux la poussette !"), un gros bisou, un "à ce soir !" lancé dans l'entrée à O. qui a revêtu son manteau noir et qui déjà manœuvre pour faire sortir la poussette sur le trottoir. Le calme soudain. Avant le réveil de mon bébé – ses sourires, sa couche pleine à craquer, ses petites mains froides qui m'attrape les cheveux. Je peux espérer avoir un quart d'heure devant moi. Pour ranger ce qui traîne, lancer une machine ou ouvrir l'ordinateur et espérer travailler un peu. C'est une journée simple qui commence. Une journée qui sera un brin nonchalante, consacrée à ma toute petite avec qui je vis mes derniers jours de tête à tête. J'ai le cœur un peu noué. Comment ce sera après ? Lorsque je devrai aller au travail, lorsqu'O. devra faire de plus grosses journées, lorsque la Sardine sera fatiguée de ses journées complètes passées à l'école ?

Je suis assise sur le canapé et je regarde le coin de ciel bleu. Je me demande pourquoi c'est si dur, sans savoir vraiment ce qui est dur en fait – être adulte, être parent, lever la tête et dire "oui j'y crois" ?

Hier, O. est rentré tôt du travail. J'étais un peu étonnée. Il m'a dit, "Un collègue s'est suicidé ce matin". J'ai écarquillé les yeux. "Ce collègue, c'était mon chef, P.-J." J'ai senti soudain une profonde tristesse, comme un poids très lourd, même si je n'avais jamais rencontré cet homme. O. a ajouté, "Il était en réunion, il s'est levé comme pour aller aux toilettes, et en fait il s'est jeté par la fenêtre". Je me suis assise, ne trouvant pas mes mots. Plus tard, à table, O. s'est absenté pour prendre l'appel d'un collègue. La Sardine, entre deux babillages et bêtises (jaune d'œuf sur la manche, verre renversé), a demandé, "Il a quoi papa ?" Ma Sardine, mon éponge, à qui on n'a rien dit et qui a pourtant tant compris. La Crevette s'est mise à pleurnicher, je l'ai prise dans mes bras. La Sardine a crié "caca Maman !" et s'est levée en courant. J'étais seule à table pour boire ma soupe froide. Plus tard, O. a crié parce que la Sardine refusait de mettre son pyjama. Et moi, enfin assise après l'histoire du soir, pour la tétée de la petite, j'ai levé la tête vers la fenêtre. Le triangle bleu du matin était désormais blanc cassé, à la couleur du volet fermé. Je me suis demandé pourquoi c'était si difficile. Si difficile de vivre. Et je me suis sentie aussi honteuse. Parce que pour moi ce qui semble difficile ne l'est pas tant. Au milieu des cris, il y a les baisers, les petits bras de la Sardine qui se serrent autour de mon cou et sa voix qui murmure "je t'aime maman". Il y a le ventre chaud de ma Crevette que j'aime chatouiller et ses éclats de rire dès que je lui souris. Tout cet amour pour lutter contre la solitude.

J'ai pensé à cet homme qui a sauté par la fenêtre. J'ai regretté d'être si triste parfois. Pour des raisons si futiles. J'ai regardé O., nerveux et inquiet. J'ai eu envie de lui prendre la main et de lui dire, "oui, on y croit". Oublier avec lui les poids et les contrariétés et retrouver la légèreté. Parce que ce n'est pas si difficile, au fond.

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