Mademoiselle Pataude en état de grâce. |
Mardi 5 septembre 2000 Vous connaissez Mademoiselle Pataude ? Mademoiselle Pataude n'a pas fière allure, c'est le moins que l'on puisse dire. Elle n'a jamais les yeux tout à fait en face des trous. Elle se trompe de chemin/de lieu/de livre (inutile de barrer les mentions superflues, car il n'y en a aucune). Elle ne sait pas dans quelles poches cacher ses deux mains gauches et regarde bien ses pieds pour ne pas qu'eux aussi se mettent à devenir maladroits et n'en viennent à la faire tomber. Elle se demande sans cesse où elle doit aller, ce qu'elle doit faire, ce qu'elle ne peut pas faire. Elle hésite, raye, efface, puis recommence - jamais de la bonne façon. Elle se sent bête et empotée, naïve et gaffeuse. Quoi qu'elle fasse, elle a à chaque fois l'impression de mettre les pieds dans le plat. Sa balourdise semble à ses yeux peser cent tonnes, et elle a l'impression que sa gaucherie fait rire mille personnes. Elle se demande bien pourquoi on lui a refilé un corps comme le sien à sa naissance et aimerait bien parfois pouvoir s'en échapper, afin de pouvoir expérimenter une hypothétique légèreté qui, elle, serait purement spirituelle. Toute la journée je me suis sentie dans la peau de Mademoiselle Pataude. Il me semble être depuis deux jours une Mademoiselle Pataude au plus haut de sa forme. A la station essence - la seule encore ouverte en ce temps de pénurie en France - où je me suis trompée de file de carburant, attendant une bonne demi-heure devant une pompe donnant du Gasoil, alors que ma Twingo ne veut boire que du Sans Plomb. A la cantine du lycée dont je n'ai pas été fichue de trouver l'entrée. A l'entrée de ma première salle de classe ce matin que je n'ai pas même été capable d'ouvrir, la clé fonctionnant mal et moi n'ayant pas le doigté d'un cambrioleur. Ou encore à mon retour, lorsqu'il a fallu que je m'y reprenne à trois fois pour réussir le créneau en côte et en marche arrière afin de pouvoir garer ma petite Twingo. Toute la journée j'ai été Mademoiselle Pataude. Toute la journée, sauf pendant trois heures. Les trois heures où je faisais connaissance avec mes nouveaux Poulpes. Pendant tout le temps où j'étais devant la classe, face à ces jeunes têtes que je ne connaissais pas, il m'a semblé être dans un véritable état de grâce. Toute ma gaucherie, toute ma lenteur s'était soudain envolée. Je me sentais enfin à ma place, en accord avec moi-même, sereine et apaisée. J'ai ressenti ces instants d'euphorie qui vous accompagne lorsque vous avez le sentiment d'avoir réussi ce que vous faisiez. Cette sensation conjointe d'apaisement et d'excitation qu'il m'avait semblé ressentir si rarement l'année dernière. D'où me venait cette grâce soudaine et inespérée ? Suis-je devenue un bon professeur en deux mois d'été ? J'en doute. N'est-ce qu'un moment de répit avant que les gentils et disciplinés Poulpes ne se transforment en bêtes furieuses ? Je le redoute. Mais je préfère croire ce soir que cette grâce perdurera encore longtemps. Les nouveaux collègues, lorsque je suis arrivée dans le lycée hier, m'ont dit : "Tu verras, les élèves ici sont gentils. C'est la campagne. Ils ne posent pas de grosses difficultés.". A croire que tous les enfants devraient être élevés à la campagne : je n'en reviens toujours pas que ces Poulpes là disent "au-revoir madame" en partant et se mettent spontanément à prendre des notes sans qu'on ne leur dise rien ! Combien donnerais-je pour que ce soit toujours comme ça... |