18 novembre 1999

Salut Fred !

J'ai discuté avec pas mal de profs ces derniers jours. Certains étaient comme moi, d'autres un peu plus expérimentés. Je me suis rendue compte que nous avions tous les mêmes difficultés, les mêmes déceptions. Euh... non, je renonce à t'avouer ce qui peut bien se dire dans la salle des profs ! De chastes oreilles pourraient être choquées ! Disons que je m'aperçois que les élèves ne sont pas si chiants (pardon pour le mot, mais je n'en trouve pas d'autres) qu'avec moi et que la mauvaise foi et la mauvaise volonté sont un trait caractéristique de tout individu boutonneux fréquentant les lycées.

Ce n'est pas pour cela que mes problèmes n'existent pas... L'autre jour, un jeune collègue dans une situation analogue à la mienne me racontait qu'il ressentait une certaine ambiguïté dans sa situation : il a une classe composée quasiment seulement de jeunes filles et, presque inévitablement, celles-ci voient inconsciemment une certaine image du père dans la figure de leur professeur. Il y a aussi une ambiguïté avec ma classe de lionceaux... qui, d'ailleurs, au fil du temps sont devenus d'affreux lions, aux crocs bien acérés. Tu sais, cette classe de grands gaillards qui donnent du fil à retordre même aux professeurs chevronnés. Cette classe qu'un collègue me dit "illégal" de confier à un professeur débutant.

Je ne sais pas exactement pour qui ces chers messieurs me prennent, mais pas comme une mère, ça c'est sûr. Au début du cours, il y en a un qui m'a sorti : "quand est-ce qu'on fait un débat, Mademoiselle ?"(car bien sûr, le fait que je sois Mademoiselle ne leur échappe pas...). Et un autre d'ajouter : "oui, un débat sur les filles par exemple ! c'est un sujet qui nous concerne tous !". Et un troisième de lancer, puisqu'ils étaient bien partis : "vous faites quoi ce soir Mademoiselle ?". Je crois même avoir entendu qu'il était question de mon numéro de téléphone... J'ai dit : "Bon, d'accord, vous voulez un débat ? Je vous propose de parler du respect qu'un élève doit à son professeur, car vous ne semblez pas savoir ce que ce mot signifie." Et j'ai dit ça avec un regard noir - tu sais le regard qui tue. J'ai entendu un "où là là, t'as vu comment elle t'a regardé !". Puis il y a eu un long silence. Ca n'arrive jamais les longs silences dans cette classe. Seulement le silence a duré à peine cinq minutes, et ça a recommencé. Plus à mon propos, mais il était question cette fois-ci, entre deux phrases de Kant, du Beaujolais Nouveau, fraîchement sorti. Le pire, c'est que vu l'état de l'un de mes élèves, vu son regard vide, je crois qu'il ne s'était pas contenté d'en parler, mais qu'il en avait bel et bien fêter la venue.

C'est rien, ce que je te raconte, c'est une journée presque comme les autres. Je pourrais t'en raconter des pas mal comme ça. Mais je préfère pas. J'aimerais mieux oublier ! Seulement cet après-midi, il y avait un mot du proviseur adjoint dans mon casier : "pouvez-vous venir me voir vendredi, s'il vous plaît ?". J'ignore la raison de cette visite, mais ça ne me rassure pas...

On verra bien, Fred ! Faut pas croire, je ne suis plus désespérée maintenant. J'ai décidé de prendre tout cela avec recul et distance, et surtout ôter toute affectivité et toute sensibilité. C'est ce que je n'ai pas arrêté de me répéter dans le bus ce matin : "ne ressens plus rien, transforme toi en pierre !" Bien sûr, ça ne marche pas vraiment, mais il faut bien se donner des maximes d'action et pour moi, c'est devenu celle-ci en ce moment.

Mais toi, Fred, dis-moi quelle est ta maxime d'action en ce moment ? Je n'aime pas te voir sentir comme ce que tu me dis hier. Il ne faut pas cesser d'écrire Fred ! Lire d'accord, lire les bons journaux encore mieux, mais écrire aussi, Fred, écrire !

Eva.

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