Carnets de vie



pour m'écrire




























































































hier demain
Mercredi 14 février 2001

J'ai une drôle de manie, qui me suit depuis des années : celle de commencer des carnets. De petits carnets de poche avec ou sans spirales, de gros cahiers au papier quadrillé, et même parfois de petits classeurs d'écolier. Peu importe la taille du carnet, au fond. L'important est que les feuilles qui le composent forment un ensemble si bien qu'on puisse facilement les consulter et qu'il soit aisé de les porter par devers soi. En plus de 15 ans d'existence (j'ai bien dû commencer en primaire), j'ai accumulé des cahiers pour toutes les occasions et toutes les activités.

Bien entendu, il y a les grands classiques que tout le monde doit avoir chez soi : le carnet de cuisine (que j'ai informatisé il y a quelques années et dont à vrai dire je me sers peu, étant donné que je ne cuisine quasiment jamais), le carnet de comptes (que j'essaie de tenir à jour régulièrement, histoire de ne pas avoir de mauvaises surprises à la fin du mois) et le carnet d'adresses (sans cesse raturé, car j'ai des amis profs qui n'arrêtent pas de déménager).

Mais il y a aussi les recueils moins convenus, et pourtant tout aussi utiles, voire plus essentiels. Tel est ainsi mon carnet de lectures. C'est un gros cahier jaune, avec des spirales blanches et une taille non habituelle (un peu plus petit que le classique format A4). J'y note chacune de mes lectures, avec le titre de l'ouvrage, le nom de l'auteur et la date à laquelle je l'ai lu. J'ai pour loi implicite de ne noter que les livres que j'ai lus du début jusqu'à la fin (ce qui fait que ces dernières années les pages se sont vidées, étant donné que j'ai pris la sale habitude de lire essentiellement de gros ouvrages ardus dont je me contente de lire attentivement que les chapitres qui m'intéressent ou qui correspondent à un travail que j'ai à faire). J'ai commencé ce cahier lorsque j'étais en 6ème. On y voit toute l'évolution de mes lectures : depuis la série des Petites maisons dans la prairie et des Club des six jusqu'à Kant et Starobinsky, en passant par la période policière (Nestor Burma) ou bien le cycle "fleurs du mal" et "saison en enfer" (ah, comme Baudelaire et Rimbaud paraissent romantiques quand on a 16 ans). Ce carnet est une mine pour mes futurs biographes. Toutes les étapes de ma petite vie intellectuelle y sont lisibles, ou du moins peuvent être facilement devinées. Je regrette seulement de ne plus vraiment tenir à jour mon grand carnet jaune, faute de rigueur disciplinaire et aussi en raison d'un long arrêt dû à l'ouverture il y a quelque temps d'un carnet informatisé qui a fini par être oublié sur une disquette (c'est bien plus rapide d'ouvrir un carnet pour marquer un titre plutôt que d'aller chercher une disquette et d'allumer l'ordinateur, puis le logiciel). C'est d'ailleurs pour cela que j'ai commencé à noter le titre de mes lectures en bas de ces pages, histoire de me tenir à jour...

Dans la même optique, il y a le "carnet de spectacles" (bien maigrelet en ce moment je dois l'avouer). Il y a aussi une bonne dizaine de carnet de cours : un vieux carnet rouge Clairefontaine de définitions de mathématiques et de théorèmes que je n'ai pas ouvert depuis des années, un carnet de vocabulaire anglais - et dans le même acabit, un autre de mots espagnols, et d'autres encore de vocabulaire latin et même encore de grammaire grecque). Je suis même fière d'avoir commencé cette année un carnet de vocabulaire allemand. En théorie, ces carnets ont été créés à l'origine pour me permettre de mieux réviser et d'intégrer des nouveaux mots. Mais, étant donné que, même au temps où je les ai commencés, j'apprenais peu ce que j'y inscrivais, je soupçonne de les avoir ouverts seulement pour le plaisir de manipuler du beau papier et de m'appliquer à l'écriture.

Et puis enfin il y a un bon tas de carnets hybrides : ce sont de grands pêle-mêle, regroupant plusieurs thèmes, selon qu'on les prenne par le début, la fin ou le milieu. Tel est ainsi mon petit carnet bleu Clairefontaine (encore) qui me suit depuis la classe prépa : d'un côté il y a des définitions de mots français (j'ouvre une page au hasard : "stichomythie", "éristique", "synalèphe"...) et, quelques pages plus loin, de termes philosophiques ("immanent", "droit naturel", "téléologie", "quiddité"...). Toujours de ce côté du carnet, il y a quelques pages consacrées à des mots grecs, d'autres à des notes prises à propos du Voyage au bout de la nuit ou encore à de longs passages recopiés des Pensées de Pascal. En prenant le carnet de l'autre côté, on tombe sur une liste de citations désordonnées (du Shakespeare se mélange avec du Molière, du Aristote ou encore d'obscurs inconnus). Il y a même collé sur la couverture un petit tableau sur lequel j'avais recopié l'alphabet des sourds et malentendants, à côté de l'alphabet grec. Tous ses mélanges et amalgames semblent sans logique, et pourtant ils répondent à la logique qui est le reflet de toute une période de ma vie. Depuis ce petit carnet qui m'a suivi trois ou quatre ans et qu'à force de manipuler je connaissais par coeur, deux autres ont succédé, tous avortés assez rapidement, mais retraçant encore les pensées hétéroclites d'une époque déterminée de ma vie.

Je ne comprends pas bien cette manie de vouloir tout consigner, de tout transformer en listes et cette illusion de pouvoir tout répertorier. Comme je le disais, cette habitude vient d'abord du plaisir de posséder l'objet lui-même que représente le carnet : choisir la couverture, sélectionner la qualité du papier sont des gestes tout aussi primordiaux que l'application avec laquelle je commence à écrire la première page de chacun d'entre eux. Mais le plaisir n'est pas seulement esthétique. Il marque aussi une vraie obsession et certainement une certaine forme d'angoisse : la peur de voir passer le temps sans parvenir à tout apprendre, à tout savoir et à tout retenir, et le désir illusoire de pouvoir garder une trace de tout ce qui a composé une partie de ma vie. Ces carnets (surtout les "hétéroclites" et un peu moins les "thématiques") sont un peu comme des photographies d'instants, même si souvent ces instants réunissent plusieurs années. Ce ne sont pas des journaux intimes (eux aussi ont leur propre carnet), mais ils sont la face ouverte, l'autre côté du miroir et peut-être la version indispensable à la lecture des carnets secrets.

Ce serait amusant d'essayer d'ouvrir un tel carnet sur le web. Et en même temps, je sais que cela n'aurait aucun sens. Ces carnets sont des mines de souvenirs parce qu'ils peuvent être feuilletés rapidement et facilement. Ce sont des carnets que l'on emporte avec soi dans les voyages ou dans le train pour les relire ou bien apprendre ce qui y est inscrit. Ce sont des carnets de vie. Un peu comme ce journal. Mais pour une autre face de ma vie.

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Ce que je lis en ce moment : La Nausée - J.P. Sartre (j'arrive pas à finir)
Le Joueur - Dostoïevski
Ce que j'écoute : la musique du film Tout le monde dit I love you
Nombre de résolutions tenues : je vais censurer cette question...
Chiffre du jour : 94 (nombre de copies de Bac Blanc à corriger
et qui m'empêchent de profiter de mes vacances)