J'ai été sévère avec Veupasyalléville. L'existence là bas n'est pas si horrible. Je n'ai pas de mal à y survivre. Et même à y vivre tout court.Avant, quand j'étais une étudiante parisienne snob et suffisante, je ne jurais que par Paris. Je pensais qu'il n'y avait qu'à Paris que se déroulait la vraie vie, car c'était une grande ville et les individus les plus différents s'y côtoyaient le plus naturellement du monde. Je me disais qu'à chaque coin de rue je pouvais rencontrer un être romanesque et atypique, tout droit sorti de la littérature, portant en lui une histoire des plus originales. J'imaginais que Paris était un gigantesque brouillon d'écrivain, où les ratures étaient les visages croisés dans le métro ou sur les sièges verts du Luxembourg et les biffures dans la marge les regards croisés aux terrasses vitrées des cafés de la rive gauche. Mais mon exil m'a forcée à popularisé la littérature. Ce serait un orgueilleux mensonge de croire que les personnages de roman ne peuvent exister qu'entre les boulevards des Maréchaux, autour des rives de la Seine. Car enfin, aurait-on pu imaginer une Emma Bovary vivant à Paris ? Il y a des personnages de roman qui ne peuvent exister que dans de petites villes de province. C'est ce dont je m'aperçois depuis que je vis ici : je ne cesse de rencontrer à Veupasyalléville les personnages de mes futurs romans.
Le plus gros vivier se trouve à la salle de sport où je me suis inscrite. Oui, je me suis inscrite à une salle de "fitness". Je n'étais pas trop consentante (et même pas du tout en fait), surtout au moment de signer le gros chèque, mais la vendeuse, soutenue par Kolok, a su être convaincante et, comme d'habitude, j'ai été faible et je n'ai pas su dire non. Mon porte-monnaie et mes abdos le regrettent un peu, mais pas mon regard observateur. Si vous mettez des gens dans un jogging et une paire de basket, c'est fou ce que vous voyez soudain les caractères se développer. Dans cette salle de gym, il y quantité de nanas en collants moulants, parfaitement bronzées et épilées toute l'année, qui remuent des fesses trois fois plus que nécessaire au cours d'abdos-fessiers pour bien qu'on regarde leur corps finement musclé. Ces filles là ne sont vraiment pas intéressantes. Ce sont des personnages de romans américains bon marchés. Il ne leur manque que les cheveux colorés pour entrer dans une saga hollywoodienne. Ces individus là, je les laisse avec leurs homologues masculins, body-buildés qui arrivent avec leur serviette et leur bouteille d'eau et matent les filles du cours d'aérobic pendant qu'ils soulèvent les poids de 15 kg sur leurs machines de musculation. Il n'y a pas de quoi faire un roman de tous ces gens là. Ils sont trop en adéquation avec le décor.
Par contre, je me délecte à chaque fois du spectacle d'un ou deux personnages sortis tout droit d'un roman de Flaubert. Mes préférés sont ceux qui seront les personnages principaux du roman le plus ironique que j'écrirai peut-être un jour sur la petitesse des gens : l'homme que j'ai surnommé Gros Bidon et sa femme (je ne lui ai pas trouvé de nom encore). Le surnom de Gros Bidon donne une idée de la corpulence du monsieur. Au cours de salsa, quand mon tour vient de danser avec lui, il y a ce ventre proéminent qui - Dieu merci - m'empêche d'être trop proche de lui. D'ailleurs, la seule idée d'avoir à le toucher me révulse tant que je le touche à peine du bout des doigts et que j'ai le dos complètement cambré pour que mon visage soit tenu le plus à distance du sien. Mais là, à dix centimètres de lui, je suis contrainte de contempler ces longs poils noirs qui sortent de sa chemise toujours ouverte, sous la gourmette en argent, et de sentir son eau de Cologne bon marché qui recouvre à peine l'odeur de transpiration. Je peux voir aussi distinctement les grosses gouttes de sueur perler le long de son front. Je lui explique les pas, mais il se trompe à chaque fois et n'arrive pas à trouver le rythme. Lorsque c'est mon tour de l'avoir pour partenaire (je n'ai pas le choix, hélas), sa femme nous regarde. Elle compte les pas pour son mari : "1, 2, 3... non, c'est le pied droit d'abord !". Tous les deux sont si bien assortis. Chaque semaine, elle porte une tenue différente. Un ensemble de toile verte à la mode des années 70 (garantie d'époque), ou bien un chemisier crème avec un grand col et des manches bouffantes. Elle se tient un peu voûtée, ou bien est-ce ses cheveux raides tombant sur les côtés de son visage qui donnent cette impression de chute. Elle a de larges lunettes carrées qui couvrent les deux tiers de son visage. Gros Bidon et sa femme sont sûrement très gentils. Mais tout sent en eux le vieux et le ringard. J'imagine leur petit pavillon avec de la moquette blanche à poils longs dans les chambres et du papier peint à fleurs oranges et jaunes dans le salon. J'imagine aussi Gros Bidon qui regarde le foot à la télé en buvant sa bière, tandis que sa femme épluche le dernier numéro de Télé Star. De ces deux là, je ferai un roman sur les beaufs - les gentils beaufs qui ne peuvent sortir de leur environnement et qui y étouffent sans même s'en apercevoir.
A cette salle de sport, il y a aussi d'autres personnages qui gravitent autour de mon imagination. Il y a le prof de steps, paraissant tout droit sorti du Marais parisien. Il prend une voix haut perchée en remuant sa main pour s'adresser à ses clientes ("alors, jeune fille, on va travailler ses cuisses aujourd'hui ?") et se regarde avec amour dans les grands miroirs de la salle de gym. De celui-là, je ferai un roman ressemblant un peu à la chanson de Renaud. Il y a aussi ce type tout décati qui a des biceps ultra développés, mais des jambes toutes fines et à qui le prof de gym doit répéter qu'il ne faut pas qu'il ne muscle que ses pectoraux. De celui-là, je ferai un roman sur l'image de soi et la volonté de changer celle-ci pour qu'elle se conforme à un idéal trop cliché.
En réalité, je n'écrirai probablement pas d'histoire sur ces gens. Mais j'y pense à chaque fois que je les vois. J'imagine toutes ces histoires qui vivent dans les corps et sous les regards, et j'aimerais pouvoir raconter leur richesse et leur commune banalité. Je voudrais faire la collection de gens. Cerner tous les caractères. Retenir toutes les histoires. Tout me semble essentiel - même et surtout ce qui semble méprisable.
Et puis... Et puis j'aimerais aussi écrire une histoire d'amour. Un beau roman sentimental. J'ai presque trouvé le personnage principal de mon histoire. Il ne va pas à la salle de gym, mais je passe devant chez lui à chaque fois que je m'y rends. Lorsque le feu est rouge, je suis arrêtée devant son immeuble et je peux voir si sa voiture est là ou s'il y a la lumière dans sa chambre. J'ai à peine le premier mot de cette histoire. Je ne sais pas si j'aurai un jour le second. Ou bien s'il me faudra l'imaginer pour écrire une histoire entre les pointillés déjà dessinés.