Vendredi 4 octobre 2002

Plusieurs existences possibles
Il y a des jours dans la semaine où je n'ai pas besoin de sortir pour aller travailler. Je me suis assez démenée avec mon emploi du temps pour pouvoir récupérer ces longues journées ouvertes aux possibles où aucune exigence extérieure et officielle ne vient m'empêcher d'organiser mon temps comme je le veux. Ces jours là, je vois Kolok partir le matin, à 8 heures, bien coiffée et bien habillée, alors que moi je suis encore en pyjama, les cheveux ébouriffés. Quand elle franchit la porte de l'entrée, elle me voit avec ma tasse de thé à la main et elle sait que juste avant d'appuyer sur la touche "on" du micro-onde pour faire chauffer l'eau, j'ai appuyé sur la touche "on" de mon ordinateur là haut dans ma chambre, pour pouvoir lire mes premiers mails avec la chaleur de l'eau chaude parfumée entre les mains. Quand elle revient le soir, à 17 heures passées, elle ne me trouve jamais dans le salon ni dans la cuisine. Seul un chat noir est venu l'accueillir, à coups de caresses. Elle sait que moi, je suis toujours là haut, devant l'écran de mon ordinateur. Elle entend depuis la salle à manger le bruit régulier des touches qui frappent doucement en s'arrêtant à peine entre deux pensées et le moteur imposant du processeur ultra-puissant. Au début, Kolok montait les escaliers et venait se tenir à la porte de ma chambre, derrière le dos de mon fauteuil, me demandant ce que j'avais fait de la journée. Indistinctement, elle me voyait bredouiller une réponse incompréhensible, floue et imprécise. J'étais embêtée pour dire ce que j'avais fait : "euh... rien, j'ai rien fait d'autre que lire et écrire...". Au début, elle était un peu surprise de la réponse, étonnée que je n'ai pas profiter ma journée pour me promener ou aller à la salle de sport. Et moi j'étais un peu honteuse de lui avouer qu'effectivement je n'avais rien fait d'autre de ma journée qu'être assise devant mon ordinateur. Chaque soir, les réponses à ses questions étaient toujours les mêmes et finalement elle n'arrivait jamais réellement à savoir ce que j'avais pu faire de mes journées. Alors elle a cessé de me demander en rentrant ce que j'avais fait. Et moi j'ai été soulagée, car je n'ai plus eu l'impression qu'il fallait que je culpabilise ou que je m'invente une vie que je n'ai pas.

Comment expliquer à quelqu'un qui vit dans le monde extérieur et qui y trouve sa force et sa substance que mon existence à moi est essentiellement intérieure et que c'est dans cette intériorité que je puise ma grandeur et mon plaisir ? Comment faire comprendre à quelqu'un qui évolue dans la solide réalité et qui rencontre des gens et a des rapports avec eux, que rester devant un écran d'ordinateur ce n'est pas pour autant avoir une vie vide et solitaire ? Si je veux chiffrer mon existence, j'estime que 75 % de mon existence a lieu exclusivement à l'intérieur de moi. Dans les 75 % de cette vie, je ne me sens jamais seule, isolée ou délaissée. Au contraire, c'est souvent dans les 25 % du temps où je suis entourée de visages et de corps, au sein même de la société, que je me sens souvent le plus seule. Quand je suis seule devant l'écran de mon ordinateur, le monde n'est pas dépeuplé. Au contraire, c'est là qu'il me semble que mon existence est la plus riche et la plus complète.

Kolok et moi, nous vivons dans le même appartement, mais nous ne vivons pas toujours dans le même monde. Je suis au bord intérieur de moi-même, à la pointe indistincte de mes rêves et de mes pensées. Elle, elle vit à l'extérieur, à l'extrémité visible de la réalité officielle et partagée par tous. Nous ne voyons pas les choses du même point de vue, comme si nos yeux n'étaient pas tournés vers la même direction. Pourtant nous nous entendons bien quand même. Je m'amuse de l'entendre raconter ses samedis soirs dansants et elle, elle respecte les silences que je mets derrière ce mot énigmatique - "écrire". J'accepte de jouer les standardistes pour elle quand le téléphone sonne en son absence et que ce n'est jamais pour moi. Et elle, elle s'est résolue à mettre des boules Quiès la nuit, pour ne pas entendre mes doigts danser sur les touches grises des lettres du clavier.

Il peut y avoir plusieurs cieux sous un même toit. Et finalement on n'est pas obligé de partager tous le même.

Une boulangerie à Corte



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