J'ai cessé de faire la liste des choses qui ne vont pas chez moi. Ce serait trop long, et finalement inutile. Mais il y a un défaut que j'ai noté en moi qui, mine de rien, me paraît essentiel et qui, certainement, explique pas mal de mes comportements : mon manque d'implication générale. J'ai dû mal à m'impliquer dans tout ce que je fais. Pire : il y a en fait très peu de choses dans lesquelles je peux me dire véritablement impliquée. Par "impliquée", je veux dire "concernée", "investie". Tout cela à la fois. Ce n'est pas que je m'intéresse à rien - bien au contraire ! - ni non plus que je reste à la surface des choses - il n'y a pas plus perfectionniste que moi. Mais c'est que je me sens loin de bien des choses, de bien des gens. J'ai une vision extérieure, un peu en marge du monde qui tourne autour de moi, comme si j'étais toujours au bord de celui-ci, sans vouloir réellement m'y mouvoir entièrement. Je ne suis au coeur de rien. Il me semble presque toujours avoir cette position d'observatrice extérieure, comme si j'étais condamnée à vivre à la périphérie des choses.Je dis que c'est un défaut, car bien des gens doivent croire que mon seul désir est de rester dans ma tour d'ivoire et peut-être s'imaginent que je me juge trop supérieure pour daigner me mélanger à eux. Je conçois que c'est l'impression que peut donner la fille qui ne se mêle aux conversations que du bout des lèvres et qui n'apporte rien à la communauté à laquelle elle est censée appartenir. Il n'en est rien pourtant. C'est juste que je préfère bien souvent observer que transformer, contempler qu'agir, comprendre que convaincre. Le monde n'a pas de rebord dans lequel je veux m'enfermer. Je n'y ai pas une place déterminée et quand bien même cette place existerait je ne l'ai pas encore trouvée. Je ne sais pas si je la cherche réellement, cette place qui me serait assignée. Souvent, je me dis que ma "non-place" dans le monde me convient tout à fait et que je n'ai pas envie de gagner un rôle dans lequel il faudrait me confiner. Je me sens ni d'ici ni d'ailleurs. Pas complètement étrangère non plus. Mais entre les deux, légèrement en décalage. J'imagine que c'est ainsi que doivent se sentir les enfants d'immigrés : ni tout à fait membre du pays dans lequel ils vivent, ni non plus partie prenante du pays dont leurs parents viennent. Ils sont d'ici et de là bas en même temps, et puis finalement en réalité de nulle part.
J'ai toujours traversé ma vie ainsi, soit marchant en tête, soit traînant des pieds, mais n'avançant jamais tout à fait au même pas que les autres. Quand j'étais petite, je regardais les enfants qui criaient fort et qui volaient les jouets de leurs camarades, et j'essayais de comprendre pourquoi ils avaient un comportement qui me semblait aussi absurde. Quand j'étais adolescente, je regardais ces gosses qui se mettaient à fumer, comme ça, pour faire comme les autres, ou à critiquer les profs, juste parce que ça fait bien, et je me disais que je ne voulais pas faire comme eux, même si je devais pour cela me marginaliser. Aujourd'hui, je n'ai pas réellement changé. Le monde continue de se dérouler à mes pieds, et moi c'est à peine si je me permets de marcher sur le tapis des coutumes et des conformismes ainsi déplié. Mes pieds sont à côté. Pour pas salir. Pour pas faire de bruit aussi. Et puis surtout pour pouvoir changer de tapis et n'inscrire la trace de mes pas sur aucun d'eux.
Partout je me sens ainsi en décalage. Parfois, ce sentiment s'accompagne d'une lourde souffrance. La douleur de la petite fille qui soudain se rend compte qu'elle n'est pas comme les autres et qui se demande si elle est condamnée à être différente. D'autres fois, ce sentiment est la conscience aiguë d'une formidable liberté. La libre affirmation de soi, indépendamment des moules dans lesquels les personnalités sont préformées.
Partout, c'est l'autre jour à la cantine du lycée. Je voyais cette grosse prof qui râlait sur la qualité (médiocre) de la nourriture et qui parlait de ces élèves "débiles" (je cite). Je voyais aussi ce prof de maths, supposé jeune et dynamique, se passer de la pommade avec ses "pratiques innovantes" et ses projets pédagogiques à la pointe de la modernité. Dans ma purée de carottes et ma viande bouillie, je me disais : "Mais qu'est-ce que tu fous là, entre une vieille bourge et un faux démago ? Est-ce que tu veux devenir l'un d'eux ?". J'aurais dû parler. Dire à la vieille d'arrêter de râler pour regarder un peu plus loin que son assiette et d'apprendre la signification du mot "respect" et au clone de Meirieu d'arrêter de croire qu'un ordinateur dans chaque salle de classe va soudain rendre les élèves plus intelligents et surtout plus intéressés. Je n'ai rien dit peut-être parce que je suis lâche. J'ai simplement continué de creuser mon propre fossé, sans même essayer de me donner de l'élan pour mieux le franchir.
Partout, c'est aussi ici, dans le monde virtuel. Je vois mes supposés collègues qui là bas, sur un forum, se crêpent le chignon. J'observe les jeux de ping-pong. J'essaie de comprendre le sens de ces débats. Je n'y comprends rien. Leurs discussions ne sont pas les miennes. Je ne peux m'impliquer dans leurs histoires. Mon fossé encore, même ici, s'élargit.
Et puis parfois, "partout", c'est lorsque je suis avec Lui. Il m'aime totalement, complètement, absolument. Moi aussi, comme lui, je crève de désir en son absence et j'ai un sentiment de bien-être dans ses bras. Mais en même temps, une question jaillit. Et puis une autre. Et puis encore une autre. Mon mal me retrouve. Au lieu de vivre à fond, je m'arrête et je questionne. Au lieu d'oublier, je me souviens. Au lieu de m'impliquer, je m'explique. L'amour n'est pas remis en question. Mais dans mon silence, je suis un petit peu à l'écart. Pas assez pour que ce soit perceptible, mais juste suffisamment pour que moi je le ressente - et que cette fois-ci j'en souffre.
Quand on est au bord du monde, faut-il y plonger, en prenant le risque de s'y noyer, ou vaut-il mieux continuer à marcher au bord des falaises ?