Jeudi 23 octobre 2003

La douleur dans les mots
Pour la première fois peut-être, je l'ai dit en public. Cela s'est fait simplement. On me demandait ce que j'aimais faire en dehors du travail. J'ai parlé des randonnées en montagne, des longueurs de crawl en piscine, des pas de salsa sur les pistes de danse, et puis, spontanément, c'est sorti. J'ai dit : et puis aussi, j'écris. Un court silence, et puis tout de suite un flot de questions : "t'écris quoi ? quel genre de texte ? tu parles de quoi ? tu écris sur toi, sur les autres ?" J'ai bafouillé, balbutiant sans trouver mes mots, cherchant à diminuer cette activité littéraire dont, à peine dévoilée, j'ai aussitôt voulu me dédouaner. On m'a dit : "si tu veux, tu peux écrire pour la revue que je publie". J'ai répondu oui, j'essaierai.

Mais aussitôt après je me suis sentie mal, très mal. Depuis cette "déclaration" publique, il y a un sentiment de malaise qui me serre le ventre. Comme si j'avais menti. Comme si j'avais joué à être une personne que je ne suis pas. Comme si j'avais usurpé une identité que je n'aurai jamais. C'est vrai, pourtant, j'ai écrit quelques textes, quatre ou cinq petites nouvelles. L'une d'elles a été publiée et une autre devrait l'être bientôt (j'ai apparemment gagné un autre concours de nouvelles). Tout cela est vrai. Alors pourquoi cet embarras lorsque j'ose dire que j'écris ? Comment l'expliquer sans que cela semble insensé ?

Je considère que les textes que j'ai pu écrire ne m'appartiennent pas vraiment, comme si je n'en étais pas véritablement l'auteur. Certes, ils sont sortis de ma tête, sont nés sous le frottement de mes doigts sur le clavier. Je n'ai rien plagié, rien copié. Plus encore, certainement ai-je exprimé dans ces mots inventés des sentiments profondément enfouis qui constituent mon existence même. Mais malgré tout cela, j'ai le sentiment que toutes ces phrases, toutes ces métaphores me sont étrangères. Le pouvoir de création ne m'appartient pas vraiment. Lorsque j'écris je suis autre. Les mots viennent, je ne comprends pas ni pourquoi ni comment. Je les laisse venir et il se dépose sur le papier. Lorsque je les relis, je ne les comprends pas toujours. Je ne crois pas en l'inspiration, mais enfin, lorsque j'écris, il me semble que c'est un autre que moi qui trouve ces mots et ces images et qui parvient à s'en rendre maître. Je trouve dans l'écriture un pouvoir et une force que je ne distingue pas dans ma vie. Ce que j'écris est plus grand que moi. Cela ne m'appartient pas. Je n'arrive pas à comprendre d'où sortent les mots qui se forment sous mes doigts. Leur origine est si cachée qu'il semble qu'ils m'ont été soufflés par quelqu'un d'autre. Je crois que c'est pour cela que je n'arrive pas à m'identifier comme écrivant.

Mais il y a autre chose. Il y a le sentiment, après avoir terminé un texte et l'avoir rangé dans un tiroir, que jamais plus je n'arriverai à en écrire d'autre. C'est comme si j'avais été touchée par un coup de grâce lorsque j'écrivais et dès lors que j'ai terminé, il me semble que ce sera impossible de recommencer à me laisser de nouveau possédée. Les mots ont été en transit en moi par accident et ils ne pourront plus jamais revenir. Le hasard ne se commande pas et ce que j'ai fait une fois il me semble que je ne pourrai jamais le recommencer. La nécessité d'écrire est paradoxalement issue du hasard : les mots, étrangement, se sont assemblés ainsi sur le clavier, ont joué cette mélodie ci, et tout se passe comme si c'était par accident qu'ils en sont venus à exprimer ce qu'ils n'auraient pas pu ne pas dire. Au fond, tout acte d'écrire me paraît être un miracle : les mots sortent de leur silence, sans que je comprenne ce qui peut les y pousser, et ils se disposent si harmonieusement qu'ils se mettent à signifier ma propre nécessité. C'est magique. C'est prodigieux. C'est merveilleux. Et parce que je ne trouve pas d'explication à cette conjonction mystérieuses de mots, je suis persuadée que jamais cela ne pourra se reproduire. On ne peut pas être touchée deux fois de suite par la grâce. Ce n'est pas possible.

Alors, quand je n'écris pas, je souffre. La certitude que jamais plus je ne pourrai écrire me fait perdre toute estime de moi et me désapproprie de toute valeur que je pourrais trouver en moi. Pour ne plus ressentir cette souffrance au creux du silence, j'essaie de me convaincre qu'écrire n'est pas pour moi, qu'il me faut renoncer à cette volonté impérieuse que je ne suis pas capable d'assumer, que la parole écrite doit rester pour moi celle des autres. Le principe est simple : si quelque chose vous est douloureux, il faut le fuir, un point c'est tout. Mais en même temps, je sais bien que je ne peux pas fuir l'écriture. Ce serait me fuir moi-même. Les mots sont là. Je ne sais pas où, ni pourquoi, ni comment. Mais je sais qu'ils sont là. Si je leur dis de se taire, j'étouffe. Ne pas écrire, c'est me renier, et, inversement, écrire, c'est souffrir. Paradoxe indépassable devant lequel je me heurte.

J'aimerais qu'écrire soit une joie. Pas une épreuve. J'aimerais dire "j'écris" comme on pourrait dire "je fais de la cuisine pour mon mari" ou "je joue au foot le dimanche matin". Au lieu de cela, il y a cette tension insoutenable en moi, ce décalage indéfinissable entre mon désir et mon être. Je crois que je ne sortirai jamais de cette souffrance. J'aimerais juste oser écrire, pour pouvoir vivre enfin en conformité avec moi-même. Quand donc arriverai-je à me délivrer de cette peur assassine ?

monter jusqu'en haut de soi-même



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