Samedi 23 octobre 2004

Plus belle sera la remontée
Plusieurs fois, je suis rentrée à la maison et j'ai trouvé des messages d'H. sur mon répondeur. Des messages un peu étranges, presque inquiétants. Une voix éteinte qui cherche ses mots, a du mal à les trouver et, lorsqu'elle les trouve enfin, les traîne dans des phrases qui n'en finissent pas. L'autre jour, on a pu enfin se joindre vraiment et ne plus se parler par répondeurs interposés. H. avait besoin de passer à la maison pour utiliser mon ordinateur. Elle est venue avant-hier déjeuner chez moi.

Je l'ai reconnue, bien sûr, lorsqu'elle a franchi le seuil de l'appartement. Mais était-ce bien elle tout de même ? H., c'était cette fille pleine d'énergie qui avait toujours la tête ailleurs et qu'on perdait à chaque balade sur les plages de Bretagne ou dans les massifs alpins. La fille qui est entrée chez moi avait les mains tremblantes, la voix hésitante, toujours sur le fil des larmes, le regard perdu. Comme s'il y avait la peur et la fragilité partout dans son corps. Elle m'a dit qu'elle sortait de chez un médecin de la MGN. Qu'il lui avait signé un papier. Qu'elle était maintenant en congé longue maladie. Qu'elle devait aller dans un centre où on lui apprendrait à reprendre confiance en elle et à se reconstruire. Qu'elle n'allait pas retrouver ses élèves avant plusieurs mois - peut-être même pas cette année.

Je savais qu'elle allait mal. Depuis des mois. Depuis des années peut-être. J'ai repensé à ces vacances de Noël à la neige où elle ne faisait que dormir. A ces randonnées dans la montagne corse où, en plein mois d'août, elle ne semblait n'avoir aucun autre sujet de conversation que ses 5°B. Elle allait mal dans son métier, peut-être aussi certainement dans sa vie, sans qu'on sache vraiment où était la cause et où était la conséquence. Je connaissais ce malaise, pour l'avoir approché moi-même, pour en avoir été tout près, sans jamais toutefois y plonger vraiment. Mais je pensais qu'elle tiendrait encore. Encore une année, une autre après peut-être. Mais le corps a hurlé ses limites et lui a crié Stop.

C'est bête, quand elle m'a parlé de ce centre de la MGEN et du suivi psychologique qu'elle allait y avoir, des images m'ont traversé l'esprit. La scène finale de ce film idiot avec Patrick Bruel où l'on voit une bande de joyeux mais improbables profs qui ont mis le bazar dans leur lycée et qui vont visiter des anciens collègues devenus complètement fous. Ou encore ce reportage effrayant tourné à l'hôpital psychiatrique de La Verrière où l'on suivait des profs sortant péniblement de dépression. Je me souviens que ce reportage avait troublé tout le monde lorsqu'il avait été diffusé à Envoyé spécial et que tous les collègues en avaient parlé le vendredi midi à la cantine, un peu gênés, ne sachant pas trop s'ils devaient se sentir eux-mêmes à l'abri de ce genre de chute ou bien s'il leur fallait se rendre conscients que cela pouvait peut-être à eux aussi leur arriver. J'ai aussitôt eu honte d'avoir eu ces images en tête lorsque H. m'a expliqué ce qui lui arrivait. Parce qu'elle n'en est pas là, heureusement. Sa vie ne ressemble pas à ces caricatures de désespoir qui hantent l'imaginaire de tous les profs. Sa vie, elle l'a encore entre ses mains...

Nous nous sommes assises à table. Je lui ai servi une salade de pois chiches avec un peu de poulet. Elle a parlé. Je l'ai écouté. Très vite, j'ai compris qu'elle était tombée très bas. Mais qu'elle allait s'en sortir. Pour la première fois depuis des années, je crois, elle m'a parlé avec lucidité de son travail, de la relation qu'elle a avec les élèves, de ce manque de recul et de cette trop grande implication qui, au fil des mois, ont mangé toute son énergie. Elle m'a parlé aussi de sa culpabilité, de sa difficulté à accepter de se faire prendre en charge, de sa peur du regard des autres - des non-profs qui ignorent tout de ce qui se passe vraiment dans les ZEP et qui se donnent le droit de la juger de haut. J'avais l'impression qu'enfin elle avait ouvert les yeux sur sa vie et qu'elle avait cessé de se mentir. Je lui ai dit qu'elle avait du courage - du courage d'avoir accepté d'appeler à l'aide. Qu'elle avait choisi la meilleure solution pour tout le monde - pour les élèves qui ont besoin d'un professeur au mieux de sa forme, pour elle qui a besoin de se retrouver pour redevenir un bon enseignant. J'ai ajouté que moi-même je n'aurais pas non plus tenu dans un collège de ZEP aussi difficile que le sien, que si son remplaçant avait démissionné au bout de deux heures de cours avec ses 6°, c'est bien la preuve qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Et qu'il lui fallait profiter de ce temps qui lui était offert pour réfléchir à ce qu'elle veut faire plus tard - retourner devant un tableau noir et une salle de classe, peut-être dans un établissement plus tranquille... ou bien faire tout autre chose, pourquoi pas ? Elle a voulu me parler aussi de l'Education Nationale, des menaces sur l'avenir, de la situation qui se dégrade d'années en années, du funeste rapport Thélot... Je lui ai dit : Stop ! Tu t'en fous des salades de l'Education Nationale. Laisse les se démerder et couler l'Ecole s'ils veulent. Pour l'instant, c'est toi qui compte. Et toi seule. Elle m'a dit que j'avais raison.

Finalement, je crois que je suis contente pour H. Je suis sûre que maintenant elle va pouvoir se sortir de sa déprime et retrouver son équilibre - redevenir celle qu'elle était avant... ou plutôt devenir encore plus forte qu'elle ne l'était auparavant, durcie par cette épreuve qu'elle va apprendre à surmonter. Mais en même temps, il y a ce trouble en moi, que je n'arrive pas à chasser. Il y a ce Et si ? Et si j'étais restée à mon poste de prof, est-ce que ça me serait arrivée à moi aussi ? Et si je n'avais pas ouvert les yeux avant, est-ce que j'aurais fait une chute aussi vertigineuse ? Et si je ne m'étais pas écoutée presque égoïstement, mes élèves auraient-ils eu à subir mes absences répétées pour congé maladie ? Je ne sais pas. Personne ne peut savoir. Peut-être que le métier de prof détruit ceux qui s'y consacrent tout entiers et que seuls ceux qui ont construit une vie à côté du collège peuvent avoir du plaisir à y retourner chaque année. Peut-être aussi que chacun est fait pour un métier qui lui correspond vraiment et que le plus dur n'est pas de se consacrer pleinement à son travail, mais bien de trouver ce qui mérite pour soi qu'on y passe une si longue partie de sa vie.




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