La dernière lettre que j'attendais était sur ma paillasson ce soir (dans notre nouvel appartement, il n'y a pas de boite aux lettres et c'est la concierge qui met directement le courrier devant notre porte). Une lettre de refus d'un éditeur. Encore une.La lettre est personnalisée, si j'en crois la signature manuscrite à la fin du courrier. J'ai passé mon doigt humide sur la signature pour voir si l'encre bavait et si ce n'était pas un autographe scanné ou un subterfuge de ce genre. La lettre est plus courte que la dernière que j'ai reçue. Plus sèche et plus radicale aussi. Là voici :
Chère Madame,
Nous avons bien reçu et lu votre texte ... dont les enjeux ne nous ont pas paru suffisamment clairs.
Si certaines scènes nous ont paru convaincantes et originales, il nous semble néanmoins qu'il y a dans votre narration plusieurs histoires assez radicalement différentes et la progression du récit s'en ressent. Les personnages, par ailleurs, ont des comportements qui manquent parfois de cohérence interne.
Nous vous retournons donc votre texte en espérant vous lire à une prochaine occasion.
Veuillez croire, Chère Madame, à l'assurance de nos meilleurs sentiments.
La directrice des éditions.A la lecture de cette lettre, je n'arrive pas à chasser de moi un sentiment d'humiliation et de découragement, même si j'essaie de résister à me laisser entraîner sur cette pente trop glissante. Je tourne et retourne dans ma tête mon récit. Je veux bien croire qu'il y a dans ma narration deux registres d'histoires que je n'ai peut-être pas su lier l'une à l'autre. J'avais eu ce souci à l'esprit en écrivant. Mais de là à trouver "plusieurs histoires" et à les juger "assez radicalement différentes" (joli oxymore !) ? D'où vient ce pluriel expansif ? Quant à mes personnages, leurs comportements manqueraient de "cohérence interne". Je veux bien m'en laisser persuader. Mais qui, où et quand ?
Je croyais qu'en faisant lire mon manuscrit par des "professionnels", je pourrais avoir un regard un peu plus objectif sur mon travail. En fait, il n'en est rien. Je suis encore plus perdue qu'avant. Je ne sais plus à qui me fier, les deux lettres que j'ai reçues en commentaire de mon manuscrit étant finalement plutôt contradictoires. Et surtout, je ne sais plus ce que je dois faire maintenant : reprendre le récit à bras le corps et réécrire entièrement certains passages ? Mais quels passages et dans quel sens aller ? Dois-je abandonner complètement cette histoire et partir complètement dans d'autres inventions ? Mais comment écrire pour que ce soit mieux qu'avant ? Ou bien alors, dois-je renoncer à mes prétentions littéraires et continuer à écrire dans mon coin de réseau certes, mais en renonçant à tout espoir de publication sur papier ?
Je pense aux relations que j'entretiens moi-même avec mes auteurs en tant qu'éditrice. Cela n'a pas grand chose à voir, car je m'occupe de manuels scolaires et, a priori, on peut se dire qu'un auteur se sent moins impliqué par les critiques portant sur son cours de maths que sur l'écriture de son autobiographie. Pourtant, je pense à la réaction de certains d'entre eux lorsque je dois leur faire une critique plus ou moins essentielle. Je l'entoure de tas de circonvolutions et de précautions. Mais souvent, même chez les auteurs les plus tolérants et les plus ouverts, je retrouve cette première réaction de refus et cette même perméabilité : "non, je ne suis pas d'accord avec vous : je tiens à cette phrase (ou à cet exemple, ou à ce développement, etc.) et cela m'ennuierait de la changer", me répondent-ils, l'air de dire en sous-main "mais pour qui elle se prend celle-là à nous apprendre notre métier et à nous dire ce qu'on devrait faire ?" Je pense que la protection que l'on dresse devant soi contre la critique ou les conseils trop injonctifs est naturelle à l'issue de tout travail de création. Un auteur a porté le fruit de son travail pendant un temps plus ou moins long et, forcément, il n'est jamais prêt à le voir dénigrer ou du moins remettre en cause. C'est comme s'il avait laissé un peu de lui-même dans son écriture et il ne peut pas s'empêcher de penser - du moins dans un premier temps - que c'est à lui-même qu'on en veut et que c'est lui-même que l'on critique lorsqu'un éditeur commente en négatif un ou plusieurs points de son manuscrit. Je me dis que c'est normal que je me sente ce soir dans cette position-là - cette position de l'auteur blessé dans son amour propre.
Je me dis cela. Mais bon, ça ne me console pas vraiment pour autant.