Coup de fil affolé de la mère d'O. ce week-end. Elle est au Liban depuis plusieurs semaines. Là-bas, elle n'a d'image de la France que celle renvoyée par les écrans de télévision. Elle était paniquée. Il a fallu répéter plusieurs fois : "mais non, tout va bien !" tellement elle n'arrivait pas à croire que notre vie se passait normalement en France. Repas de famille le samedi midi, cinéma samedi soir, balade parisienne dimanche après-midi : non, notre vie n'a pas changé et on vit comme d'habitude, et non pas tapis derrière notre fenêtre. Un coup d'oeil sur les chaînes anglo-saxonnes que l'on capte depuis peu nous a fait comprendre l'inquiétude palpable depuis l'étranger. Sur Skynews, les images qui défilent sous l'inscription "France" sont celles d'affrontements qui ressembleraient, à vite y regarder, à celles que l'on voit arrivant en provenance du Moyen-Orient. La confusion est d'autant plus troublante que les journalistes américains ne citent pas de noms de villes, mais évoquent vaguement les "suburds", aux "portes de Paris". Quant à la chaîne CNN, elle en vient même à parler de "guerre civile". Vu le portrait qui est dressé de la France, je comprends que vu de loin, cela fasse peur. Très peur.Vu d'un peu plus près, cela fait peur aussi. Et en même temps, ma vision de ce qui se passe depuis une dizaine de jours n'est-elle pas aussi abstraite que celle qu'en a la maman d'O. depuis Beyrouth ? J'habite en banlieue parisienne. Mais, si ma banlieue est historiquement populaire, elle a acquis au fil des années la réputation de tranquillité. Depuis quelques années, les "cadres dynamiques" (comme on dit) ont colonisé cette banlieue rouge qui, autrefois, avait la couleur de la révolte. Dans ma rue, les bus continuent de passer et, passé 22 heures, il n'y a presque plus personne dehors. Pas de voiture qui brûle dans ma banlieue. Pas d'adolescents qui font "tout cramer" et qui caillassent des écoles. Juste le soir une bande de jeunes qui traînent leur ennui près du supermarché. Alors, que sais-je de ce qui se passe dans ces banlieues qu'on voit à la télé ? Que vois-je de ce qui se passe à côté de chez moi, à quelques kilomètres ? Rien. A part les images qui font la une du JT de 20 heures. Rien. A part les énumérations des 9e, 10e, 11e "nuit de violence consécutive" qui font les grands titres du 7-9 de France Inter le matin, dans mon radio-réveil.
Alors forcément, il y a l'incompréhension. L'incompréhension et l'incrédulité. C'est quoi ? C'est qui ? Pourquoi ? A cause de qui ? Il paraît que c'est d'abord une histoire de mots. Tout est à l'origine un problème linguistique. Un vocable reçu comme une insulte, et même pire une humiliation, et voilà, le jeu est parti : "tu veux qu'on soit des racailles ? alors on va l'être !". Le ministre s'est trompé de registre de langue. "Caillerat" dans la bouche d'un adolescent est un signe de reconnaissance. "Racaille" dans la bouche d'un homme d'Etat est une injure. Il est faux de croire que les mots appartiennent à tout le monde. Certains mots, mal placés, mal prononcés, peuvent être aussi forts que des armes. "Madame, il m'a traité !", disaient mes Poulpes dans les couloirs du lycée. Ces jeunes-là, dans les banlieues, ne disent-ils pas la même chose ?
A l'origine, une histoire de mots. A l'arrivée, une histoire de silence. A la télé, les jeunes qui brûlent les voitures n'ont ni visage ni parole. Les téléspectateurs ne les voient pas, ne les entendent pas. Leurs actes sont étouffés par des silences. Pas de mots, pas de phrases. Juste le bruit de la taule froissée et des tirs grenadés. Il paraît que ce silence est voulu, et que pour ces jeunes, le média est un ennemi aussi menaçant que le policier ou l'homme politique. Est-ce pour cela que l'on ne voit aucun de ces jeunes à la télé ? Une question me taraude, ce soir : qui sont ces jeunes qui brûlent les voitures ? Qui sont ces enfants de la France qui ne semblent savoir que détruire ? Peut-il leur rester un avenir s'ils ne possèdent pas la parole ? "L'homme est l'être qui parle", comme disait l'autre (Aristote) : la parole est le propre de l'humain et, plus encore, la parole humanise. Les médias qui ne montrent des jeunes que leurs actes incendiaires et ne leur attribuent aucun espace de parole contribuent à déshumaniser cette jeunesse en colère - à la transformer en bête sauvage. A la télé, les gens qui n'ont jamais mis les pieds dans ces banlieues dites "difficiles" voient des bêtes sauvages mettre le feu à des voitures. Alors ils ont peur, forcément. Pendant ce temps-là, les politiques se gargarisent avec leurs belles paroles - leurs expressions toutes faites si répétées qu'elles ont perdu toute signification. "Ecole républicaine" dit l'un, "ascenseur social" dit l'autre, "attitude citoyenne" dit le troisième. A force de répéter ces mots sans les comprendre n'en ont-ils pas fait des écorces sonores ? On tape sur l'expression "république citoyenne" et on n'entend que du creux. Du vide : le "crépuscule des idoles". Si j'avais le temps, je compterais le nombre de fois où le mot "république" revient dans le journal télévisé. 10 fois ? 20 fois ? Quelle ironie ! Car que vaut une république sans expression ? Une république où une génération entière n'a pas la capacité de parler peut-elle encore se prévaloir de ce mot pompeux ? Si le jeune qui passe au JT ne peut pas parler, il ne peut que casser : s'il n'y a pas les mots, il y a les poings. Pire, si le jeune ne sait pas parler - parce qu'à l'école, il avait bien autre chose à faire qu'à apprendre le français -, sa vie est perdue. Les hommes ne peuvent vivre ensemble que s'ils savent se parler - et se parler en s'écoutant et se comprenant. Si l'un d'eux brise le dialogue, c'est la société qui se fissure. Pas de communauté en-deçà du langage.
Tout est une histoire de mots. Même les mots sont parfois plus importants que les maux.