J'ai fait un geste fou ce matin : je n'ai pas mis de chaussettes dans mes chaussures. Non, non, je ne plaisante pas : cela ne m'était pas arrivé depuis plus d'une dizaine de jours ! Mon humeur s'est définitivement indexée sur le degré d'ensoleillement de la capitale. Depuis qu'aux informations on a annoncé du soleil pour le week-end et que j'ai la certitude que la fin du mois d'août accueillera enfin la fin de l'hiver, cela va mieux. Ce matin, nus pieds dans mes chaussures de mi-saison, je regardais le ciel bleu, au lieu d'avoir les yeux rivés sur le bitume humide, comme à l'accoutumée. De nouveau, j'avais l'impression d'être menée par le désir.O. ne pense plus qu'à la cuisine qu'on est en train de refaire. Il passe ses soirées à prendre des mesures, à imaginer des meubles et à me raconter comment il va tout fabriquer lui-même. Dans le salon, j'ai étalé sur la table basse tous les catalogues de cuisine récupérés ici et là. Le matin, je les feuillette d'un oeil distrait : Ikéa dans une main, ma tartine de beurre dans l'autre. Les belles cuisines des papiers glacés, je les connais par coeur maintenant. Le projet "Cuisine" occupe désormais tout l'appartement : le four a été expatrié dans la chambre, les couverts et les assiettes dans le bureau, les packs de jus d'orange dans le couloir, la bouilloire dans la salle de bain. Le week-end dernier, on a fait place nette pour repeindre les murs de la cuisine. D'un vert pâle très clair. Lorsque le soleil entre dans la pièce, en début de soirée, notre petite cuisine devient toute verte. L'autre soir, O. m'a fait signe de regarder la cuisine à travers la porte en verre trempé : "Regarde, c'est la cuisine des extra-terrestres !" En effet, un rayon vert semblait inonder toute la pièce, lui donnant un aspect presque irréel. J'ai embrassé O. sur la joue en riant : "ça y est, la mutation de l'espace culinaire a commencé !"
Au milieu de tous mes catalogues de bricolage, je me sens soudain sacrément matérialiste. Alors je referme tous les prospectus et pose sur les plans de cuisine la grande carte Michelin. Bientôt, enfin, ce sera les vacances. Partir lorsque tout le monde rentre : voilà des semaines qu'on en rêve. O. étant trop préoccupé par ses histoires de cuisine, j'ai pris les choses en main. J'ai fait la liste des nécessités absolues pour nos vacances : du soleil, du sport, des beaux paysages - tout ce qui nous fait cruellement défaut à Paris. J'avais envie de l'air pur des montagnes, des nuits à la belle étoile sous la tente, d'un voyage itinérant avec chaque soir un nouveau monde à découvrir. Mais je n'avais pas trop le courage de porter le gros sac à dos, et aussi besoin de ne pas trop dépenser d'argent (pour mener à bien notre cuisine extra-terrestre - toujours elle !). Alors voilà, à l'issue de toutes ces contraintes est tombé le verdict : nous allons faire du vélo le long du canal du Midi ! Du soleil, des chemins plats et sans voiture, un site classé à l'Unesco, une nouvelle ville chaque soir et surtout la liberté absolue avec la tente et le réchaud sur le porte-bagages. O. m'a dit "Chouette !", sans trop savoir ce qu'il approuvait, la tête encore un peu occupée par les affaires de cuisine.
Plus tard, au téléphone, ma mère s'est écriée : "Mais vous n'allez pas y arriver ! De Toulouse à Agde, il y en a des kilomètres ! C'est trop dur pour vous !" J'ai essayé de ne pas m'énerver, et j'ai répondu, de façon convaincante : "Cela ne fait que 240 km ! En 7 jours, ça n'a rien de bien héroïque !" Mais ma mère n'a rien voulu entendre et il a fallu que je lui répète que de toute façon, on pouvait s'arrêter en cours de route et faire le reste du chemin en train si on était trop fatigués.
Chacun ses rêves. Chacun ses défis. Au bout des efforts, une cuisine toute verte ou une mer toute bleue. Qu'importe le projet, pourvu qu'il y ait le désir.
Il y a un an. Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. |