Mercredi 13 décembre 2006

 

Les meilleurs amies

Elle n'a jamais eu beaucoup d'amis. Il y a des gens qui, partout où ils vont, traînent derrière eux une bonne douzaine de copains et parviennent à nouer des amitiés en moins de 5 minutes chrono. Ces gens-là ont toujours été des énigmes pour elle qui met des mois, voire des années, à apprivoiser autrui et encore plus longtemps à se laisser apprivoiser. Quand elle était petite, elle aimait bien l'école. Apprendre, découvrir, lire, réfléchir, c'était vraiment son truc. Le seul élément pénible dans l'école, c'était les relations avec ses camarades. Chaque année il fallait faire sa place, se forcer à sortir de son trou et se démener pour se faire des copains. Heureusement, plusieurs années de suite dans sa scolarité elle a eu une meilleure amie. Une meilleure amie à côté de qui s'installer en classe et avec qui faire le chemin du retour après les heures de cours. Et surtout une meilleure amie avec qui rire et partager des secrets. La meilleure amie (de l'école primaire au lycée, cela n'a pas été toujours la même personne) sauvait tout le reste et lui faisait oublier son manque de popularité. Au fond, avoir une amie lui suffisait. Comment aurait-elle pu se partager si elle avait eu une une dizaine de copains autour d'elle ? A vrai dire, pour elle, les amitiés ont toujours été un peu exclusives. Elle se donne peu, mais quand elle a accepté de s'offrir, elle le fait tout entier.

Lors des dernières années de lycée, à l'âge où l'adolescence se fait festive et se donne rendez-vous au café du coin après chaque sortie de cours, elle n'avait pas trop d'amis. En Terminale, elle avait été parachutée dans une autre classe - la Terminale 1 A1, la classe des forts en thème - et elle s'était retrouvée dans une classe où chacun se connaissait depuis plus de deux ans, mais où, elle, elle ne connaissait personne. C'est peut-être pour cela qu'elle s'est mise à tant bosser à partir de cette dernière année de lycée : simplement parce que personne ne l'invitait au café situé en face du lycée et parce qu'elle était trop timide pour se faire inviter quand même.

En Prépa, heureusement, elle est sortie de sa solitude. C'était plus facile de se faire des amis : la khâgne formait un îlot un peu à part au sein du lycée et chacun se tenait les coudes pour réussir à supporter ce qui, pour bien des jeunes de 20 ans, pouvait ressembler à un véritable bagne - les devoirs sur table en 6 heures tous les samedis matins, les thèmes latins où même les élèves les plus assidus devaient se féliciter d'avoir une note comme moins 17 (sur 20 !) et les disserts de philo terminées très tard dans la nuit (ou très tôt le matin) qui, le lendemain, vous faisaient aller au lycée au ralenti. Durant ces années-là, il n'était pas vraiment question d'aller traîner dans les cafés après les cours. Et puis de toute façon, elle avait une meilleure amie. Une amie qui lui racontait ses secrets en cours de français. Elle ne cherchait pas ailleurs. Sa meilleure amie comblait à elle seule son besoin d'amitié.

Ensuite, à la fac, les relations avec sa meilleure amie de Prépa se sont un peu distendues. Mais sur les bancs de la Sorbonne, dans le grand amphi Cauchy, elle s'est faite une autre amie. Une amie avec qui échanger les éditions introuvables de Plotin et d'Aristote pour mieux se préparer à l'agrég. Mais surtout une amie avec qui faire tout le reste : imaginer l'avenir, organiser des vacances entre filles, improviser des dîners salade-oeufs-brouillés en moins de 5 min, et puis surtout mettre des mots sur toutes ces angoisses qui vous habitent et découvrir ainsi qu'on n'est pas la seule à les supporter. Avec cette amie, elle a découvert la montagne, l'air frais des Alpes et les nuits sous la tente. Elle a su également qu'elle n'était pas seule, comme elle l'avait cru pendant des années.

Tout naturellement, cette amie lui a présenté une de ces amies et, toutes les trois, elles ont formé une sorte de club, à mi-chemin entre la société secrète et le pur délire entre filles. Chacune dans leur histoire, chacune à leur allure, elles ont appris à entrer dans la vie d'adulte. Un peu en décalé, chacune a fait ses débuts dans le métier de prof. Elles n'habitaient pas la même ville, des kilomètres les séparant. Mais elles étaient toujours en contact. Grâce aux mails qu'elles s'échangeaient quotidiennement, les trois copines n'étaient jamais seules. L'une d'elles était triste, les deux autres étaient aussitôt là pour la réconforter et la soutenir par un simple petit clin d'oeil ou un mot d'encouragement. Elles étaient célibataires, mais, grâce à leur trio connecté presque en temps réel, la solitude n'était pas si difficile à supporter. A chaque vacances, ou presque, elles se retrouvaient chez l'une d'entre elles, à l'un ou l'autre bout de la France. Elles écoutaient des vieux tubes des années 80, s'échangeaient des CD avec les musiques de L'ïle aux enfants en se rappelant les souvenirs si proches de l'enfance, mangeaient du Nutella à la petite cuillère et se bombardaient de photos comme pour arrêter le temps. Elles s'écrivaient leur vie, fantasmaient sur les GG (= Gentils Garçons) et, aux réveillons, confectionnaient des salades "disco" pour entrer du même pas dans la nouvelle année.

Elle aimait cette amitié à trois. Grâce à elle, elle se sentait plus légère et elle n'avait plus peur d'être elle-même. Et puis elle avait l'impression de vivre enfin cette adolescence qu'elle avait mis entre parenthèse à ses 18 ans, lorsqu'elle était trop occupée à étudier. Avec ses copines, elle partageait des secrets de filles aux terrasses des cafés les soirs d'été ou au fond des salons de thé les après-midis d'hiver. Cela lui faisait du bien de se confier. Cela lui faisait du bien d'écouter. Cela lui faisait du bien de partager.

Il n'y a pas eu de rupture entre elle et ses deux amies. En fait, tout s'est fait insidieusement, petit à petit, sans qu'elle puisse empêcher ce mouvement presque inéluctable. Un jour, elle s'est rendue compte que ses meilleures amies étaient devenues pour elles de simples connaissances. Le lien s'était brisé peu à peu. Cela lui a fait mal. Cela lui fait encore mal aujourd'hui. Elle repense à ses dernières années. Qui est coupable de leur éloignement ? Elle-même a l'impression de ne pas avoir changé, d'être restée la même. Pourquoi alors ses amies ont-elles pris tant de distance avec elle ? A-t-elle été maladroite ? Aujourd'hui, quand, parfois, elle les rencontre à nouveau - le temps d'une heure ou deux, dans un café parisien du quartier latin - elle ne se sent plus connectée avec elles, comme si elle était définitivement exclue de leurs secrets. Elle sait bien que désormais ce qui les unit encore un peu est seulement le souvenir de leur passé.

Elles étaient trois amies. Trois copines célibataires qui avaient trouvé leur équilibre affectif dans leurs délires féminins. Mais un jour l'une d'entre elles a rencontré un garçon. Elle s'est fiancée, puis elle s'est mariée. Le trio s'est brisé. Peut-être était-ce la règle implicite : pas d'homme dans leur amitié. Pourtant, celle qui s'est mariée a toujours besoin de ses copines. Aujourd'hui, elle n'a plus personne à qui confier ses petits trucs de filles et cela lui manque terriblement. Mais peut-être que pour les deux autres amies, restées célibataires, il est pénible de voir leur ancienne copine "passée dans l'autre camp". Peut-être que cela les renvoie plus violemment à leur propre solitude. Peut-être est-ce pour cela que lorsque leur amie s'est mariée, elles n'ont fait que l'accompagner de loin - de très loin, presque avec un silence indifférent.

Cela la rend triste. Elle pense qu'on ne devrait pas avoir à choisir entre amour et amitié. Aujourd'hui, comme hier, elle a tant besoin d'avoir des meilleures amies...

 

 
Introduisez votre adresse e-mail
pour être averti lorsqu'un nouveau Regard sera ouvert :
InscriptionDésinscription
 
Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.
Il y a quatre ans.
Il y a cinq ans.
Il y a six ans.
Il y a sept ans.