Mardi 12 décembre 2006

 

Poser des jours

Quand j'étais petite, il y avait un truc qui m'angoissait particulièrement lorsque je regardais comment vivaient les adultes : en comparant la vie des grands à ma vie d'écolière, j'avais l'impression que les adultes travaillaient tout le temps. Pas de mercredi après-midi pour rêvasser et se promener dans les bois, et seulement cinq petites semaines de congés payés. Cinq semaines, qu'est-ce que c'est ? A peine plus pour les enfants que leurs vacances de Noël et leurs vacances de février réunies. Certes, une éternité pour nos parents qui vivaient avant 1936. Mais pas grand chose tout de même pour ceux qui raisonnent encore sur le rythme scolaire. En devenant prof, j'avais réglé le problème : je devenais une adulte salariée, mais je n'avais pas à abandonner mes privilèges d'étudiante. Je pouvais continuer à être en vacances toutes les sept semaines et profiter de mes mercredis après-midi pour flâner. Certes, j'embarquais dans mes bagages des gros paquets de copies à corriger. Je savais bien que deux semaines de vacances, cela pouvait vouloir dire près d'une dizaine de jours à me tordre la tête sur les inepties de mes gentils élèves et à pondre de supers cours. Mais tout de même, c'était deux semaines pour retourner aux origines et se faire dorloter par Papa-Maman, pour se lever tard et prendre de copieux petits déjeuners devant Amour, gloire et beauté, et surtout, deux semaines pour vivre autrement, pour sentir différemment, pour penser à autre chose. Pour souffler, quoi.

En entrant dans le monde de l'entreprise (plus ou moins malgré moi), j'ai perdu tout cela d'un coup : les matinées flémardes, les mercredis rêveurs et le fébrile sentiment que les vacances sont toujours trop courtes parce que le temps ne s'y écoule pas à la même allure. Perte douloureuse. Perte inestimable. Perdre le temps des vacances, c'est un peu se priver du temps de souffler. Le monde du travail est insidieux. Il vous occupe tout entier. Il vous prive de ces moments ouverts que sont les vacances pour les enfants : des instants pour rien - pour rien faire... c'est-à-dire pour tout faire : dessiner, jouer, chanter. Lorsqu'on travaille en entreprise, il faut apprendre à compter les heures, les jours. Les vacances sont des jours que l'on "pose" sur le calendrier des Ressources humaines. On ne peut poser que les jours imposés par le cadre d'une convention salariale, alors chaque jour de vacances doit être rentabilisé. Quand on est écolier, on ne pense pas à capitaliser les jours de vacances : on sait bien que, quoi qu'il arrive, ils reviendront à intervalles réguliers. Quand on devient salarié dans une entreprise, on comprend que les vacances ne sont plus du temps libre (au sens propre), mais des moments gagnés sur le temps du travail - des moments dont il faut savoir profiter à fond car ils ne reviendront pas si souvent.

La première année où j'ai arrêté d'être prof, j'ai repris des études. J'avais encore le rythme scolaire, certes, mais pendant les vacances universitaires je continuais d'aller en entreprise dans le cadre de mes stages. Alors, je n'avais pas de congés. D'autant plus que la législation du travail est si incertaine concernant les stagiaires que la question des congés payés n'est pas vraiment d'actualité quand on a le sous-statut d'étudiant stagiaire. Après cette première année un peu étrange où j'apprenais à me reconvertir, je suis entrée dans la chaîne des CDD. Ma durée était déterminée dans l'entreprise, alors pas question là encore de prendre des vacances. De toute façon, je ne savais jamais si je pourrais retrouver facilement du travail à l'issu de mon CDD, alors je ne pouvais pas vraiment faire des projets, programmer des vacances chères et lointaines. C'est à partir de ce moment-là que j'ai appris à biaiser avec le calendrier : un jour férié là, un autre ici et hop, avec le jour de RTT imposé par l'entreprise, cela me faisait une semaine de congés. Une semaine utilisée en bloc : départ en vacances le vendredi soir et retour le dimanche de la semaine d'après. Pas le temps de souffler. Pas le temps de perdre son temps. J'ai appris à gérer mes vacances comme on gère son emploi du temps professionnel : avec efficacité et rentabilité. Et non plus avec ennui et paresse, comme lorsque j'étais encore élève ou même prof.

Depuis aujourd'hui, ma vie dans l'entreprise n'est plus indéterminée (j'ai reçu cet après-midi le papier attestant de la fin de ma période d'essai). Mais pas question pourtant d'espérer avoir bientôt des vacances pour la fin d'année qui arrive. En tant que nouvelle embauchée, j'ai l'infinie chance d'attendre un an avant d'avoir le droit de "prendre" mes cinq semaines de congés de payés.

Quand on s'est mariés, O. et moi, en avril dernier, on a demandé à nos invités qui tenaient à nous offrir un cadeau de nous donner de l'argent pour faire un grand voyage. On a mis l'argent dans une cagnotte et on s'est promis qu'on partirait loin, très loin, au pays des sushis, de Goldorak et des cerisiers en fleurs, dès qu'on pourrait avoir trois semaines de congés. On voulait partir en septembre, car là-bas, la saison de fin d'été est douce sans connaître les chaleurs lourdes de l'hiver. Mais en septembre, je changeais de travail et il m'était impossible d'avoir plus de 15 jours de "trous" entre mes deux emplois. Alors on s'est dit qu'on partirait au Japon en avril, après les BAT des bouquins et juste pendant la saison des arbres en fleurs. Mais O. va bientôt changer de boulot, lui aussi, alors impossible pour lui comme pour moi d'avoir trois semaines de libre à cette période. Tant pis... J'espère seulement que notre voyage de noces ne se fera pas pour l'anniversaire de nos 10 ans de mariage !

 

 
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