« Non, je ne blogue pas, merci ! »

 

Au siècle dernier

J’ai commencé à écrire mon journal sur Internet il y a près de huit ans. C’était au siècle dernier. Les blogs n’existaient pas – ou du moins, à part une poignée d’informaticiens férus des nouvelles technologies, personne n’en avait entendu parler. Ce qu’on appelait alors le « diarisme en ligne » n’était encore qu’une expérience marginale menée par quelques diaristes qualifiés au mieux d’impudiques, au pire d’exhibitionnistes.
        Je me souviens bien de cette première fois sur Internet, à l’ouverture de mon site Les yeux dans les yeux. Cette nuit-là, quelques heures après avoir mis en ligne un petit texte de moi qui, pourtant, n’avait rien de bien intime, je me suis retournée et retournée dans mon lit, pestant contre moi-même : Mais bon sang, je suis folle à vouloir raconter ma vie comme ça à des inconnus ! Qu’est-ce qui me prend ? Écrire ma vie, mon intimité, mes secrets et les confier à des yeux étrangers qui, du côté de leur écran, pouvaient lire des pensées que je ne confiais à nul autre, me semblait un projet complètement fou. Encore aujourd’hui, quand j’y repense, n’est-ce pas toujours aussi incroyable ?

Une écriture publique

Pourtant, mon geste n’était pas si insensé. Dès le départ, j’ai eu le réflexe de mettre des barrières autour de mon journal. D’emblée, il était clair que ce n’était pas un journal intime au sens traditionnel du terme. C’était un journal personnel, puisque j’y parlais de moi de long en large, mais je refusais de le qualifier d’intime. En écrivant, je n’oubliais pas que d’autres allaient me lire.
        Encore aujourd’hui, j’écris en m’adressant plus ou moins consciemment, plus ou moins ouvertement à mes lecteurs. Je m’écris au quotidien, mais je ne dis pas tout. Je passe sous silence des événements importants de ma vie, en grossis d’autres qui pourraient paraître anodins, et prends le temps de m’observer en essayant de ne pas (trop) me mentir à moi-même. Rendre publique mon écriture du quotidien m’aide à la rendre plus ordonnée, plus régulière, plus approfondie. J’ai le sentiment que si je n’écrivais que pour moi, comme je l’ai fait par le passé dans mes journaux d’adolescente, mon journal ne serait qu’un flot brut d’émotions et de sentiments encore trop gravés dans leur matière première pour être véritablement mis à jour. En écrivant dans mon journal, je sais que les autres me liront. Je veux qu’ils me comprennent. Alors je fais des efforts pour mettre un peu d’ordre, afin de bien me présenter à eux. Peut-être qu’au fond, même si je ne me l’avoue pas, j’ai également un peu envie qu’on m’aime…

Mon lecteur, cet étranger qui me connaît

Mais qui sont-ils, ces « autres » qui me lisent ? Je ne sais pas. Enfin, je ne sais pas précisément. Certains d’entre eux m’ont envoyé un jour un message. Un petit mail de trois lignes me disant « Bravo ! », ou bien « Merci ! » ou encore « Continue ! », ou bien pour d’autres une longue lettre de plusieurs pages dans laquelle ils m’ouvraient une petite partie de leur vie, comme pour me renvoyer la balle, à moi qui leur avais confié un petit bout de ma vie. Je ne reçois pas souvent des messages de lecteurs, mais lorsque, par hasard, j’en trouve un dans ma boite aux lettres, je suis très fière. Je relis plusieurs fois le message, l’imprime même parfois… mais ne réponds pas toujours. Que répondre à mon lecteur sinon quelques banalités ? Lui me connaît un peu à travers mon journal, mais je ne sais rien de lui. Cette inégalité dans la relation donne parfois un peu le vertige, mais en même temps je ne veux pas vraiment la modifier. Je veux bien connaître mon lecteur… mais pas complètement. Je veux bien qu’il soit présent et qu’il communique avec moi… mais pas trop. J’ai cette peur que si mes lecteurs n’étaient plus des inconnus, je ne pourrais plus écrire de la même façon. Si je pouvais me représenter chacun de mes lecteurs, si je les invitais à réagir à chacune de mes entrées, pourrais-je encore écrire avec la même liberté ? Écrire à tous, c’est n’écrire à personne en particulier. Je suis un peu comme l’acteur qui joue aisément devant une foule de spectateurs inconnus, mais qui tremble de trac dès que dans la salle se sont glissées une ou deux personnes familières. J’avoue mon paradoxe : j’ai besoin de mon lecteur, sans lui mon écriture perdrait une partie de sa raison d’être ; mais en même temps je redoute que mon lecteur ne s’approche trop près de mes plates bandes. Je veux bien m’offrir aux regards, mais à condition que mes voyeurs restent cachés !

Je ne blogue pas

Au siècle dernier, Internet c’était le HTML avec ses bannières clignotantes et ses frames bricolés maison. Aujourd’hui, les blogs ont envahi la toile. Écrire sa vie sur Internet n’est plus un acte de folie : c’est presque devenu banal. Pourtant, j’ai résisté aux sirènes du blog et mon site ressemble toujours à du HTML d’un autre âge. Me mettre au blog aurait été bien plus facile : un clic et hop, mon texte est en ligne en moins de deux. Ouvrir un blog aurait peut-être aussi faire preuve de plus de convivialité : à chacune de mes entrées, mes lecteurs auraient pu réagir, communiquer avec moi. Certes ! Mais je n’ai jamais voulu ouvrir un blog !
        Ce que je voulais, c’est un petit espace pour écrire en toute tranquillité, sous le regard pudique de quelques inconnus. Mon journal n’est pas un blog car je ne veux pas plus aujourd’hui qu’hier en faire un espace de communication. Je n’écris pas sur Internet pour entrer en relation avec les gens. Si des contacts se créent – discrètement, fortuitement – tant mieux, mais ce n’est pas ce que je recherche en premier. Mon journal, c’est ma liberté. J’ai besoin de mes lecteurs – mais à une distance respectueuse. Savoir qu’ils me lisent et les entendre, une fois de temps, se manifester à moi, m’encouragent à continuer, et en quelque sorte donne sens à mes écrits. Mais une interactivité trop forte me fait peur. Un peu égoïstement, mais aussi un peu naïvement, je préfère ne pas faire trop de bruit et me garder de la chasse à la popularité. Peut-être que je cherche à me persuader que mon journal, même en ligne, même ouvert à tous, est toujours un petit jardin secret. J’y autorise les regards extérieurs… mais à condition qu’ils se fassent discrets.

 Eva.
Article paru dans La Faute à Rousseau, "Internet et moi", n°45, juin 2007, pages 32-34.
(La Faute à Rousseau est la revue de l'APA, Association pour l'autobiographie et le patrimoine autobiographique.)

N.B. : Je parlais à peu près du même sujet, en abordant la question des blogs ici, et puis aussi ici.

 

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