J'avais dit Non, plus de monstre à la maison. Ou du moins peut-être un jour, mais certainement pas tout de suite. Un "monstre", dans le langage d'O., c'est un chat. Depuis que je connais O., c'est-à-dire depuis qu'il a fait la connaissance d'Hannah, il appelle ainsi les petits minous. Quand on gare la voiture dans la petite rue près de chez nous qui est bordée de pavillons avec jardins et qu'on croise un adorable matou qui nous nargue du regard, O. ne dit jamais "regarde le chat !", mais "regarde, là bas, il y a un monstre !". Depuis, j'ai adopté le vocable, même si pour moi il ne connote aucune signification péjorative - au contraire. O., qui n'avait jamais fréquenté de chat avant Hannah, a toujours été méfiant vis-à-vis des félins - ou du moins a toujours fait mine de l'être, tant il avait été déstabilisé par les manières quelque peu cavalières de ma compagne féline.
Depuis la disparition brutale (et inexpliquée) d'Hannah, je m'étais promis de ne plus reprendre de chat avant très longtemps. Officiellement, pour profiter de la liberté que procure une vie sans chat : plus de casse-tête pour caser le chat en cas de week-end à l'improviste, plus de litière à nettoyer quotidiennement, plus de réveil intempestif à 4 heures du matin, etc. Officieusement, parce que je crois n'être pas encore complètement remise de la mort inattendue d'Hannah et que je me rends compte que je ressens un peu de culpabilité (alors qu'objectivement c'est ridicule, je sais). Ai-je su bien m'occuper de ce chat qui a profité d'un samedi où je m'amusais pour mourir sans même m'en avertir ? Est-ce qu'un chat ne serait pas plus heureux sans moi ?
Donc j'ai dit Non, plus de monstre à la maison. Mais mes allégations ne correspondent pas vraiment à mon comportement. Devant chaque chat, je tombe à genoux, multipliant les caresses et les gratouillis dans le cou, guettant tous les ronrons plein de gratitude et répétant "Oh qu'il est mignon !". J'aime à penser, pour excuser ma contradiction, que je n'y suis pour rien et que ce sont les monstres qui me font de l'oeil. Durant nos vacances en Espagne, je n'ai cessé de croiser sur mon passage de petits matous qui, à peine avaient-ils croisé mon regard, m'avaient déjà adoptés.
Jugez plutôt mon innocence. Comment, en toute objectivité, résister à ce regard ?
Ou bien à celui-ci ?
Comment ne pas rester admirative devant cette scène d'un esthétisme impressionnant ?
Comment ne pas avoir envie de ramener dans sa valise ce minou à l'oeil au beurre noir et à la patte chiquement gantée ?
Mais en vacances, je ne me posais déjà plus ces questions. Bien avant de partir, derrière mon dos, O. avait fait le tour des vétérinaires et laissé son numéro de téléphone à tous les propriétaires de monstres de la région. Un soir, inévitablement, il y avait un message sur son répondeur. "On a une dame dont la chatte a eu une portée de cinq petits. Appelez-nous rapidement !" O. m'a donné le numéro de téléphone et m'a sommé de rappeler. J'ai dit Non, je ne veux pas de monstre. Mais il a insisté. Insisté beaucoup. Un peu forcée, j'ai appelé. On m'a dit : il y a 4 femelles et 1 mâle, 3 tigrés et 2 noirs. J'ai dit : Non, je ne veux pas de chat noir (trop de souvenirs), ni de chat tigré (trop commun). Mais O. a encore insisté : On peut toujours aller les voir, ça ne coûte rien. J'ai dit Non. Mais j'aurais dû être plus ferme. Je savais bien que dès que je les verrai, ce serait trop tard. Devant un monstre à poils, un seul regard me suffit pour craquer.
Lorsqu'on a sonné à la porte de ces gens, cinq petits chatons sont venus sautiller dans nos jambes. Ils bougeaient dans tous les sens, se ressemblaient tous et n'étaient pas capables de rester au même endroit plus de cinq secondes. Dès que l'un d'entre eux passaient près de moi, je le prenais dans mes bras. Ils étaient si petits que j'avais l'impression que j'allais les casser. O. n'a pas voulu toucher un seul d'entre eux. Même petit, un monstre reste un monstre. Puis on m'a dit : Il faut que tu choisisses. Je me suis exclamée : Mais comment faire ? Ils se ressemblent tous ! Les deux petits chatons noirs étaient adorables, mais je les avais mis de côté dès le départ. Il restait les trois tigrés. Impossible de savoir leur caractère. Impossible de trouver des caractéristiques physiques notables. Impossible même de voir ce qui les différenciaient les uns des autres, tant ils ne cessaient de remuer dans tous les sens. J'hésitais tant qu'O. s'est excusé pour moi. Je lui en ai voulu : on ne choisit pas un chat comme ça, au hasard. Il m'aurait fallu un temps de vie commune pour qu'on apprenne à se connaître l'un l'autre. Mais en sortant, O. a dit : un monstre reste un monstre, tu en voulais un, tu en auras un à ton retour de vacances. J'ai répliqué : Non, je n'en voulais pas ! Il a haussé les épaules et il a ri : Ne mens pas, j'ai bien vu comment tu les regardais !
Voilà. Un peu malgré moi, mais en même temps de façon complètement consentante, nous allons accueillir vendredi prochain un nouveau petit habitant. Un monstre tigré gris avec quatre bout de pattes blanches, comme sa maman. C'est une femelle, mais dans ma tête je le considère encore au masculin, je ne sais pas pourquoi. On n'a pas encore trouvé de nom. On n'a pas non plus encore remonté la litière de la cave et acheté des croquettes. Mais ce ne devrait pas tarder. J'ai dit à O. que ce serait son chat à lui. Il est monté sur ses grands cheveux et a nié. Mais je sais bien, au fond, qui de nous deux désire avec le plus de force l'arrivée du nouveau petit monstre...
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. |