Mes parents m'ont envoyé une photo de l'hortensia que nous leur avions offert pour la fête des mères, il y a deux semaines. Sur la photo, un beau massif de fleurs roses. Je regarde la photo, incrédule devant mon écran. Il y a un peu plus de quinze jours, dans la jardinerie, un bel hortensia bleu-mauve m'avait tapé dans l'oeil. En le voyant, j'avais su que c'était lui qu'il fallait que j'invite dans le jardin de mes parents. A cause de sa couleur. Une couleur sans nom, muette dans une dénomination toujours inappropriée. Un bleu délavé par le soleil, auquel on aurait retiré la profondeur du ciel, un mauve dévoré par la clarté d'un printemps fleuri. Dans le magasin, les fleurs de l'hortensia étaient entre le bleu et le mauve sans être aucune de ces couleurs. Si le silence apaisant avait une couleur, il serait de la même teinte que ces fleurs d'hortensia qui, le jour de la fête des mères, ont été plantées dans le jardin de la campagne.
Aujourd'hui, sur la photo, les fleurs sont devenues roses. Une vraie couleur qui ne triche pas dans l'entre-deux d'un silence. Une couleur de fillette joyeuse, et non plus l'impossible défi d'un peintre impressionniste. Ma mère me dit au téléphone, C'est normal, c'est à cause de l'acidité de la terre, c'est chimique. La couleur des fleurs des hortensias n'est pas une propriété essentielle de la plante. C'est un accident de la substance, comme dans la philosophie d'Aristote. La couleur peut être ou n'être pas, qu'importe, la plante restera toujours elle-même, quelle que soit son apparence chromatique. Il n'y a que de la chimie là-dedans. Une histoire de pH et d'acidité du sol. C'est logique. Mais moi qui n'y connais rien en sciences chimiques des éléments, je suis émerveillée par cette métamorphose. Il y a quinze jours, j'avais laissé dans le jardin de la maison de campagne des fleurs mauves claires, et voilà maintenant qu'on m'apprend, preuves à l'appui, qu'elles sont devenues roses. Si ce que je vois des êtres vivants ne leur appartient qu'en apparence, où se situe donc leur essence intrinsèque ? Comment détourner le regard des accidents pour le porter sur la substance ? Et puis aussi comment ne pas se laisser tromper par cette nature qui ne se donne que dans une apparence illusoire ?
Ma vie, peut-être, n'est qu'un hortensia à la couleur muette. J'apparais bleu-mauve, mais des événements extérieurs qui ne dépendent pas de moi me font apparaître rose pâle ou même rouge éclatant. Je ne suis aucune de ces couleurs et, en même temps, je suis toutes celles-ci. La vérité, c'est que dans cet accordéon chromatique, j'ai du mal à me reconnaître. Si je ne suis pas celle qui se donne à voir sous les regards, qui suis-je ? Me reconnaîtrais-je si je me rencontre par hasard dans la rue ? Serais-je encore moi-même si la chimie du monde m'oblige par un geste mécanique à modifier mon apparence ? Le temps n'est qu'une qualité accidentelle des êtres. S'il transforme ceux que j'aime et métamorphose celle que je crois être, arriverais-je encore à ne faire qu'un avec ma vie ?
Lorsque j'ai vu la photo de l'hortensia devenu rose, j'ai eu un geste de déception. Mais plus je le regarde, plus je me dis que, peut-être, c'est une jolie couleur - presque aussi jolie que ce bleu-mauve qui n'avait pas de nom.
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