Lundi 23 juin 2008

 

L'écriture et l'oubli

L'autre matin, en allant à la Poste, j'ai heurté la canne d'un aveugle. Cela a fait un bruit sourd sur le trottoir, qui a résonné dans mon coeur d'une lourde culpabilité que je n'ai pas réussi à effacer. J'avais vu l'homme avancer vers moi avec sa canne blanche, j'avais remarqué la façon dont il avançait en taponnant le sol avec prudence, je savais que nous allions nous croiser puisque nous marchions l'un en face de l'autre. L'homme ne le savait pas, mais moi je le savais. Je le voyais. Au lieu de m'arrêter quelques secondes le long du mur pour le laisser passer sur la portion de trottoir rendue étroite en raison de travaux, j'ai cru que je pouvais quand même m'avancer. J'ai pensé que j'avais suffisamment de place et j'ai continué à avancer sans ralentir. Mais avec sa canne blanche, l'homme occupait la surface de deux personnes sur le trottoir. Il a lancé son bâton en avant et moi j'ai trébuché sur lui, sans avoir le temps d'esquisser le mouvement. Le bruit sourd que ça a fait, je n'arrive pas à l'oublier. Je me suis excusée bien sûr. Mais l'homme n'a rien dit. Il a continué à avancer, en tapotant le trottoir, sans paraître se rendre compte à aucun moment de ma présence. A-t-il cru qu'il était entré dans un poteau, et non pas que sa canne avait heurté les jambes d'une personne ? A-t-il eu peur de ce bruit sourd inconnu ? Je ne sais pas. Il a continué à avancer et moi je me suis sentie infiniment ridicule. J'ai regardé autour de moi. Certainement personne n'avait rien vu de cette minuscule scène, mais j'avais l'impression que tout le monde me regardait avec mépris. Je me disais que c'était moi l'aveugle : j'avais des yeux et je ne m'en servais pas. Quelle honte.

Me voici en train de raconter cet événement presque anodin et soudain, avant de mettre un point final, je m'arrête et je me dis : Pourquoi ? Pourquoi écrire ici ce petit fait qui a traversé le quotidien ? Pourquoi vouloir l'arrêter dans le temps et en garder la trace sur ces pages ? A quoi ça rime ?

L'autre jour, j'ai été interrogée sur ce journal et ma pratique d'écriture. On me parlait en particulier de certaines pages que j'avais écrites. J'ai dû paraître un peu idiote à mon interlocutrice, car par moment je ne savais pas même de quoi elle me parlait : j'avais complètement oublié certains textes que j'avais écrits il n'y a pourtant pas si longtemps ! Alors quoi ? Est-ce que ce journal est réellement un garde-mémoire ? Est-ce que j'écris vraiment pour garder des traces du passé et avoir l'illusion de retenir le cours du temps dans lequel la vie m'a embarquée ? Devant le black-out laissé en moi par certaines entrées de mon journal, je me suis finalement dit que c'était peut-être tout le contraire : j'écris ici pour oublier. Une fois que c'est posé dans les mots, mis en phrases dans un texte, j'oublie le souci qui m'a tracassé et je passe à autre chose. En un sens, j'écrirais donc non pas pour arrêter le temps, mais pour le continuer : pour ouvrir un espace libre qui me délivrera de mes pensées trop encombrantes et m'aidera à continuer d'avancer.

Voilà neuf ans que j'écris en ligne. J'ai un souvenir plus ou moins distinct de ce que j'ai bien pu écrire sur mon journal. Lorsque je lis la liste de mes entrées, je peux souvent dire sans cliquer sur le texte de quoi ça parle. J'ai l'impression de garder en mémoire les pages écrites il y a deux, cinq ou huit ans. Mais en réalité, si je prends le courage de relire en détail un texte passé, je me rends compte que ce qui est resté dans ma mémoire vive - celle qui est immédiatement mobilisable - n'est qu'un très vague souvenir, qui ne correspond pas forcément à la pensée que j'ai écrite par le passé. Si je me relis, je suis surprise de ce que je découvre. J'ai l'impression de rencontrer une autre personne, qui m'est devenue quelque peu étrangère. Ce n'est qu'en relisant un texte passé qu'une foule de petits détails que j'avais complètement oubliés me reviennent à l'esprit. S'il s'agit de pages écrites il y sept ou huit ans, ce n'est pas étonnant. Mais le plus étrange, c'est que je peux faire également cette expérience-là sur des textes écrits l'année dernière ou il y a quelques mois. J'écris, j'oublie. Les deux actions paraissent concomitantes. Plus encore, peut-être y a-t-il un lien de cause à effet entre les deux : parce que j'ai écrit cette émotion qui me tiraillait ou cette pensée qui m'obsédait, je peux l'oublier. C'est même pour cela que je l'écris : pour ne plus y penser, car parfois ce qui occupe trop l'esprit prend tant de place qu'il empêche de vivre au présent.

J'écris la scène de l'aveugle à la canne blanche contre lequel j'ai trébuché dans la rue. Je croyais que j'écrivais cet épisode pour en garder la mémoire. En fait, non : je l'écris pour l'oublier pour oublier le sentiment de honte et de malaise qui m'a envahie lorsque cet incident est survenu. J'écris pour faire passer ma mauvaise conscience. Je n'ai pas effacé mon geste en l'écrivant, mais j'ai permis à ma conscience de passer outre. Dans deux mois peut-être, j'aurai oublié le bruit sourd qu'a provoqué un jour sur le trottoir le heurt de ma jambe avec la canne blanche d'un aveugle. Je crois qu'en fait cet oubli aura été accéléré justement parce que la scène aura été écrite dans mon journal. Comme si, en l'isolant dans la fixité des mots, je me donnais la permission inconsciemment de l'oublier.

J'écris pour oublier. Voilà neuf ans que cela dure et j'ai l'impression que c'est seulement aujourd'hui que je m'en aperçois. Mon propre aveuglement me donne soudain le vertige.

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