Une journée de famille(s)
Je suis sur le balcon de notre chambre, sur la balancelle. J'entends la pluie qui fait glisser un fin voile blanc sur les oliviers. C'est le bruit de la pluie sur le toit qui m'a fait me lever ce matin. J'ai écarté le rideau et j'ai vu un grand soleil et un bel arc-en-ciel. O. a dit C'est la première fois que je vois de la pluie au Liban en été. Dans la cuisine, plus tard, au petit déjeuner, tandis que j'épluchais des figues, j'ai dit J'ai vu un arc-en-ciel. Mon père m'a répondu Tu as fait un vœu ? Il faut toujours faire un vœu quand on voit un arc-en-ciel, ça porte bonheur.
Nous avons retrouvé mes parents hier matin à leur hôtel à Jounié. Ils ont passé une semaine en tour organisé. Baalbeck, Anjar, Tripoli, Les Cèdres, Saïda... ils ont tout vu du Liban. Enfin presque. C'est moi qui, il y a quelques mois, leur ai proposé de prolonger leur séjour au Liban pour découvrir ce « presque » qui n'est pas dans les guides touristiques. Alors nous voilà tous dans la grande maison de ma belle-mère – les parents d'O., mes parents, mon frère, O. et moi. La maison est si vaste qu'on ne peut se gêner (chacun sa salle de bain), même s'il y a quelques gènes parfois (ma mère qui veut aider, ma belle-mère qui refuse ; mon père qui veut payer le restaurant, mon beau-père qui refuse). Nous avons loué une grosse voiture pour tenir dedans à sept.
C'est agréable de voir les gens qu'on aime réunis autour de soi. Même si depuis mon arrivée ici, un mal de tête persistant ne m'a pas quitté. Alors j'entends tout le temps Eva, va te reposer ! Comme un ordre doublement maternel. Et comme ça cogne dans ma tête, je ne résiste pas aux prescriptions familiales et je vais m'allonger sur la balancelle du balcon.
Hier, entre deux siestes, nous sommes quand même montés dans la grosse voiture. Nous sommes descendus jusqu'à un joli petit monastère orthodoxe (Deir Saydat al-Nourieh, Notre-Dame des Lumières) d'où la vue s'étend jusqu'à Tripoli. Nous avons posé tous les sept devant l'appareil photographique programmé en automatique. Photo de famille.
Plus tard, au moment du dîner, nous n'avons pas eu le courage de descendre jusqu'à la grande ville. Nous avons pris la voiture pour faire quelques mètres jusqu'à une petite échoppe vendant des sandwichs. En fait, il s'agit de pain cuit sur une grande plaque ronde (un « sage ») et agrémenté de thym ou encore de labné (sorte de fromage blanc), jambon, fromage... C'était très simple et très bon à la fois. Les gens du snack ont discuté avec ma belle-mère. Au milieu de l'imbroglio de la conversation, j'ai reconnu les mots qui me désignent : « marto » (sa femme) et « éblé » (enceinte). Des femmes m'ont regardé et m'ont souri : Mabrouk ! J'ai dit Merci et la conversation, forte et emmêlée, est repartie de plus belle. Ma mère m'a regardée en souriant, l'air de dire Où là là ça parle fort et ça fait mal à la tête ! Je n'ai pas osé dire que ce n'était rien, que j'avais déjà passé des soirées bien plus éprouvantes, seule étrangère francophone au milieu d'une tribu de femmes libanaises parlant et riant dans une langue que je connaissais pas.
Le soir en me couchant, mon mal de tête n'avait pas disparu. Mais, tandis que le sommeil tombait sur mes paupières, je me suis dit que cela avait été une belle journée. Une journée en familles. Une journée de famille.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. |