Ma balancelle
Je n'ai plus mal à la tête. Mon corps, enfin, s'est habitué à ce pays : à la chaleur qui colle à la peau, aux gens qui parlent fort et dans tous les sens, au rythme nonchalant des journées qui étalent leur paresse. Ce matin, le ciel est d'un bleu parfait. Sur la ligne d'horizon, le bleu redouble – c'est la mer qui forme une ligne parfaite avec le ciel, au-dessus des toits rouges et blancs et des dattiers. Il y a un petit vent qui fait remuer le haut des arbres et adoucit l'air. Sur le balcon à la balancelle, je suis bien.
Raconter ces deux derniers jours avec la précision d'un récit de voyage serait trop long. Déjà, la chronologie se perd dans ma mémoire. Il y a eu des églises orthodoxes et la messe du dimanche où les croyants faisaient le signe de croix à l'envers (à notre envers). Il y a eu des églises maronites et des petits bébés vêtus de blanc recevant le baptême. J'ai regardé le visage des enfants, leurs yeux noirs et pétillants, leurs sourcils épais et leurs cheveux bruns mangeant leur front, et je me suis demandée si le petit dans mon ventre leur ressemblerait un petit peu. Il y a eu des tables recouvertes de beaux coloris – le blanc laiteux du labné, le vert et rouge si frais du fattouche, le jaune très clair du houmos rivalisant avec le blanc crème du moutabal. Et ma main enroulant le pain entre les doigts pour attraper une saucisse grillée. Il y a eu les cousins Aziz et Mike se faufilant avec nous dans les rues animées de Byblos by night – la musique techno hurlant dans les bars envahissant les rues et les odeurs de narguilé s'invitant sous les narines. Il y a eu Tante Wissam m'emmenant derrière une porte, me faisant soulever mon tee-shirt et déclarant de façon péremptoire « benté ! it's a girl ! ». Il y a eu les conversations sans fin sur la terrasse de la maison, entre les moustiques piquant et les olives croquantes, où les langues – le libanais, le français, l'anglais – se mêlaient dans les mêmes phrases. Il y a eu mes parents un peu perdus face à ces habitudes de vie si différentes. Il y a les grands cèdres étalant leur ombre sous leurs branches immenses et Aziz racontant en anglais une vieille légende retrouvée sur une plaquette dans un palais d'Irak. Il y a eu le petit chat gris venant le soir se frotter entre mes jambes et Tante Wissam criant dès qu'elle l'apercevait. Il y a eu Oncle Philippe me montrant avec fierté les livres d'histoire qu'il a écrit, les ayant amenés exprès pour moi car il sait que mon travail en France c'est, comme lui, faire des livres pour les élèves.
Il y a eu aussi tout ça et tout le reste que j'oublie de raconter. Je me laisse balancer sur le grand fauteuil à bascule du balcon. Le remous de la balancelle me rend pourtant un peu malade. Face à moi, la mer, parfaite, paraît veiller sur moi. Je ferme les yeux et je laisse dans ma mémoire les images et les parfums se mêler doucement. La main posée sur mon ventre, je me dis que la prochaine fois que je viendrai il y aura peut-être assis à côté de moi sur la balancelle du balcon un petit garçon ou une petite fille aux boucles brunes.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. |