Jeudi 11 novembre 2010

En contact

Journée pluvieuse. Encore une. J'ai l'impression qu'il pleut sans discontinuer depuis un siècle. Sur le pare-brise, les gouttes de pluie s'accumulent. L'essuie-glace fait un voyage aller-retour, effaçant tout. Puis c'est à nouveau la pluie sur la vitre. Au milieu du carrefour, un policier est descendu de son VTT bleu et a fait de grands signes pour arrêter les voitures. Il se retourne de l'autre côté de la rue, puis s'écarte pour laisser passer des uniformes, un tuba et une grosse-caisse. C'est le défilé du 11 novembre. Je regarde le petit groupe traîner des pieds sous les parapluies et me demande qui peut bien avoir envie de défiler dans le froid pour commémorer une guerre vieille de presque cent ans. Je regarde O., qui râle derrière le volant. Soudain je me souviens d'un autre 11 novembre, d'un autre défilé, d'une autre ville. Je dis, Tu te souviens, hier il y a huit ans, tu me faisais ton premier baiser. O. ne se souvient pas. Il ne se souvient d'aucune date. Mais plus loin, de l'autre côté du carrefour enfin franchi, loin des clameurs des fanfares, O. parle du restaurant chic, de la cassette vidéo du manga et dit, C'était un dimanche. Je dis, Je ne suis pas sûre que c'était un dimanche. C'était un jour gris, un jour de pluie, un jour mort, mais je ne crois pas que c'était un dimanche. C'est moi qui ne me souviens plus.

Quelques dizaines de minutes plus tard, dans le cabinet de la psychothérapeute, je regarde O. allongé sur le matelas. C'est notre deuxième séance d'haptonomie périnatale. C'est comme ça que ça s'appelle. C'est avec ces deux gros mots qu'on est censé apprendre à entrer en communication avec le bébé, avant même qu'il soit né. Lorsque nous sommes arrivés, la thérapeute a annoncé, Aujourd'hui, c'est la séance du papa. O. a sursauté. Comment cela ? Je le sens soudain un peu anxieux. Je m'attendais à ce que la femme me demande d'enlever mes chaussures et mon pantalon, et me fasse allonger sur le canapé, comme la dernière fois. Mais c'est à O. qu'elle demande tout cela. O. est un peu gêné. J'imagine qu'un instant il s'imagine dire non, s'en aller, mais c'est trop tard. Il enlève son pantalon, s'allonge sur le ventre. La thérapeute dit, Aujourd'hui on va apprendre à gérer la douleur de l'accouchement. Elle pose des questions à O. Je suis un peu gênée, à mon tour, l'entretien paraît devenir intime et je suis là, assise sur une chaise, en spectatrice. Attention, dit la femme, je vais être méchante. Soudain, elle pince le bas du dos d'O. O. laisse échapper un cri. Je regarde les yeux d'O. Son visage est juste devant moi. Il dit, Je ne comprends pas, ce n'est pas moi qui vais accoucher. La femme lui répond, Vous allez comprendre. Elle pose ses mains sur son dos, d'une façon, puis d'une autre. Elle s'exclame, Vous sentez ? Elle ajoute, Vous voyez comment là, par le toucher, je parviens à établir le contact, vous sentez combien la qualité du toucher est importante et aide à soulager la douleur ? Puis elle parle de l'accouchement. Elle dit, Vous allez pouvoir accompagner votre femme et votre bébé. Je regarde O., toujours surprise de le voir dans cette position inversée. J'essaie d'imaginer la salle d'accouchement ; de me voir moi allongée sur le dos, les jambes écartées ; d'envisager O. à mes côtés, les mains sur mes cuisses. Mais je ne vois pas grand chose. Tout paraît si lointain. C'est un jeu, et en même temps tout paraît trop sérieux. Où serai-je dans trois mois et demi ?

C'est à mon tour maintenant d'être allongée sur le matelas. O. a posé ses mains sur mon ventre et berce doucement le bas de mon corps. La thérapeute est à nos côtés. Elle demande, Que ressentez-vous ? Je ne sais pas répondre, je bredouille quelques mots. J'accompagne les mains d'O. sur mon ventre. J'attends un mouvement, une vague, un battement. Rien ne vient. O. sourit. Il dit, Je crois que la petite doit dormir en ce moment. Je souris à mon tour devant cette petite sardine qui a décidé de se cacher, alors que la veille au soir elle faisait de la boxe thaïe dans mon ventre, sous les doigts d'O., et que le matin même elle s'exerçait au tambourin sur les parois de son enveloppe utérine.

Dehors, la pluie tombe toujours avec autant de violence. Nous nous sommes réfugiés dans un restaurant de cuisine du terroir. Devant une choucroute garnie et un saucisson lyonnais, je demande à O. ce qu'il a pensé de tout cela cette inconnue qui lui pince le dos et me tripote le ventre, cette somme conséquente sur la note d'honoraires. O. hausse les épaules. Il ne dit pas, C'est nul, ça ne sert à rien. Il me regarde, approche son visage du mien et murmure, Bientôt, tu n'auras plus besoin de moi, tu seras avec le bébé et moi je n'existerai plus. Je ne sais pas si O. parle sérieusement. Huit ans après, je ne sais jamais quand il est sérieux. O. demande, Comment ce sera après ? Je parle du bébé qui pleure la nuit, des disputes car la maison est en désordre, des couples qui se séparent. Et j'ajoute, Enfin, il paraît, c'est ce qu'on raconte. Puis je souris. Je n'en crois pas un mot. O. sourit aussi. Il n'en croit pas un mot, lui non plus.

J'ai envie d'un crumble aux pommes. Mais le serveur n'arrive pas et semble nous avoir oublié. Soudain, sous la ceinture de mon pantalon, il y a un sursaut. Je m'exclame, Ah, elle s'est réveillée ! J'ai envie de glisser la main contre mon ventre et sentir à nouveau la présence de la petite sardine qui sort de son sommeil. Mais ça ne se fait pas de mettre la main dans son pantalon, nous sommes dans un restaurant. Alors, je dis à O., Tant pis pour le crumble, on y va ? Je pose ma main sur sa main et je pense, Je ne sais pas ce qu'il y a après, mais je sais que ce n'est certainement pas une fin, et que c'est assurément un début.

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