Dimanche 28 novembre 2010

Comment ce sera après

Mon vœu d'écrire plus souvent ici n'a pas fier allure. Mais en ce moment, ce n'est pas l'envie qui me manque, c'est le temps. Le temps file et nous a déjà précipité vers l'hiver, et moi, à force de courir derrière lui, je suis toute essoufflée. Sur le calendrier de la cuisine, je me dis que dans trois jours je tournerai la page du dernier mois de l'année, et je me demande où tout ça ces jours, ces semaines, ces mois s'en va. Si c'est déjà comme ça avant   la course, le temps qui s'effrite, les saisons qui se bousculent comment ce sera après ? Elles me le disent toutes, ces mères de famille : "Profite de tes derniers jours libres, car tu verras, après, c'est pire. Ta vie ne sera plus qu'un marathon, une course de fond dont tu n'arriveras jamais à franchir la ligne d'arrivée". Merci de me prévenir.

Au bureau, je travaille beaucoup. Je n'ai pas ralenti mon rythme habituel. Je l'ai même peut-être accéléré. Je mets une obsession presque maladive à rendre tout encore plus parfait qu'à l'ordinaire. Je veux laisser des dossiers nickels, sans rien qui dépasse. Je sais que bientôt, lorsque je ne serai plus là, on va mettre le nez dans mes affaires et je ne supporte pas l'idée que qui que ce soit puisse penser derrière mon dos "Son travail, c'est du n'importe quoi". Bien sûr, je sais qu'en fait personne ne pourra penser ça de moi. C'est mon désir de perfection qui ressort de plus belle, ma hargne à vouloir être la première de la classe, et même mon acharnement à être meilleure que la meilleure. À la fin de la journée, je rentre chez moi dans la nuit. Satisfaite d'avoir bien travaillé. Mais lorsque je m'effondre sur le canapé, le corps lourd et endolori, je me vois soudain telle que je suis et je me répète : "Fais-en moins, apprends à dire non". Mais le lendemain, au bureau, devant mon ordinateur, je redeviens l'employé modèle, la petite élève parfaite. Mes jours sont comptés. Dans moins d'un mois et demi, je devrai lâcher les dossiers et ne plus y penser. Je le redoute comme si le départ du travail, contraint par les 16 semaines de congés maternité, allait officiellement marquer la fin d'une vie. Qui donc serai-je, dans près de six mois, lorsque je reviendrai au travail ? On m'aura remplacée... donc oubliée ? Et si ma remplaçante était meilleure que moi ? Et moi, comment ferai-je pour jouer les premières de la classe entre les biberons, les couches et les allers-retours chez la nounou ? Je ne pourrai plus partir à 20 h du boulot, ni dire à 18 h "ne t'inquiète pas, ce sera fait pour demain matin". Une voix en moi dit "ce n'est pas plus mal, de perdre tout ça". Mais une autre, toujours en moi, s'écrit qu'elle a la trouille. La trouille de savoir ce que sa vie sera après.

Au fond, j'ai du mal à accepter l'idée d'être diminuée en quoi que ce soit. Il y a quelques semaines, pour la première fois, quelqu'un m'a fait signe pour me céder sa place dans le métro. On entrait alors tout juste dans l'automne et mon ventre n'était qu'un minuscule ballon tout juste perceptible. Devant moi, la femme assise qui voulait se lever était relativement âgée. Elle a levé le menton, m'a souri, a fait mine de se lever. Autour d'elle, il n'y avait que des hommes jeunes, mais aucun d'entre eux n'a bougé, aucun d'entre eux n'a rien vu. Alors j'ai fait non de la tête. Non, je ne peux pas, non, je ne veux pas prendre la place d'une femme qui a le double de mon âge. Ai-je eu l'impression d'usurper une place qui n'est pas la mienne ? Comme si c'était accepter de ne plus être tout à fait moi-même déjà moi, la fille forte, parfaite, que rien ne fait céder.

Mais le week-end, toute la fatigue que j'ai voulu ignorer ressort d'un coup. Je continue d'abord de bouger, ranger ceci, cela, courir là-bas pour acheter le papier peint ou la poussette. Mais quelques heures plus tard, tout juste rentrée à la maison, je me laisse tomber sur le canapé, devant la télévision. Je m'allonge de tout mon long et, les mains sur mon ventre tendu, je laisse le temps contre lequel je me suis battue toute la semaine venir me rattraper. J'ai voulu oublier celle que je suis devenue, mais mon corps me le rappelle. Alors, bien au chaud sous mon plaid, je ferme les yeux. Et je m'efforce de me concentrer sur aujourd'hui. Pour surtout ne pas avoir à penser à comment ce sera après.

Regards extérieurs, c'est ici !

Introduisez votre adresse e-mail
pour être averti lorsqu'un nouveau Regard sera ouvert :
InscriptionDésinscription
 
Il y a un an.
Il y a deux ans.
Il y a trois ans.
Il y a quatre ans.
Il y a cinq ans.
Il y a six ans.
Il y a sept ans.
Il y a huit ans.
Il y a neuf ans.
Il y a dix ans.
Il y a onze ans.