Jeudi 10 mars 2011

Superman

Six fois par jour, je sauve la Sardine de la fin du monde. Superman, c'est moi. Six fois par jour, la Sardine se réveille dans son lit et se met à crier. Elle agite les bras, les jambes, repousse sa gigoteuse, émettant comme un petit bruit de moteur. Elle souffle, elle râle, elle exulte. La fin du monde est pour maintenant, c'est certain. Des larmes grandissent au coin de ses yeux et son visage devient rouge. Elle n'en peut plus. Le monde, là, s'effondre autour d'elle et elle vit sa dernière heure. Il faut que quelqu'un la sauve, immédiatement. Superman arrive heureusement. Je ne me précipite pas sur elle, mais dans la cuisine. J'ouvre le frigo, dose quelques dizaines de millilitres de lait, pose le biberon dans le chauffe-biberon. Deux ou trois minutes et voilà, Superman va pouvoir sauver le bébé qui se tord de douleur. Le voyant rouge devient vert et le chauffe-biberon émet un signal strident. C'est prêt. Le biberon à la main, je vais voir la Sardine qui n'en finit pas d'hurler son désespoir. Je la prends dans mes bras. Elle se calme un peu, cherche le sein fébrilement en tournant la tête vers ma poitrine et en soufflant. Quand c'est O. qui revêt le costume de Superman, elle cherche son sein à lui aussi. Elle oublie à chaque fois qu'elle a préféré le plastique à la chair. Elle remue la tête dans tous les sens. Et enfin, sa bouche trouve l'embout de la tétine. Voilà, elle est sauvée. Le monde ne va pas s'écrouler aujourd'hui. Enfin, pas tout de suite. Le lait coule, elle renaît. Six fois par jour, elle renaît au monde en tétant mon lait à travers le plastique.

Parfois, j'oublie l'espace de quelques instants qu'il y a la Sardine. Je me réveille la nuit, sans savoir où je suis et il faut quelques secondes pour me rappeler que dans la chambre à côté le bébé existe. Vaguement coupable d'avoir pu oublier l'existence de ma fille, ne serait-ce que l'espace d'une seconde, je me tourne vers le radio-réveil, inquiète soudain. Pourquoi ne s'est-elle pas encore réveillée ? Pourquoi n'a-t-elle pas encore hurlé la fin du monde ? On m'a dit "Réveillez-là toutes les trois heures". Faut-il s'inquiéter qu'elle dort quatre heures sans se réveiller ? Mes seins sont lourds de lait et picotent. Je me tourne, me retourne, sans retrouver le sommeil. La Sardine va bientôt se réveiller, je le sais. Il y a ce lien miraculeux, inexplicable : chaque nuit, je me réveille un quart d'heure avant que la Sardine ne se réveille. Lorsqu'elle hurle sa faim, elle ne me réveille jamais : je le suis toujours avant elle.

Il est trois heures, c'est le milieu de la nuit. Des pleurs soudain dans la chambre d'à côté. Je me lève, me précipite dans la cuisine. Mon costume de Superman, c'est le torchon dont je me sers pour essuyer la vapeur d'eau sur le biberon qui sort du chauffe-biberon. Je suis déjà dans la chambre, l'objet salvateur à la main. O. arrive. Il a des tout petits yeux, embrouillés par la nuit. Le bébé l'a réveillé, lui. Brutalement, dans un sursaut. J'attends qu'O. se réveille un peu plus, puis lui tends le biberon. Entre trois heures et cinq heures du matin, Superman c'est papa.

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