La vie suit son cours
Il y a le petit bébé blond qui lève la tête vers moi et me regarde en tendant ses doigts vers mon pendentif en forme de libellule. Les petits doigts tirent sur les faux diamants et les lèvres sourient. Mon bébé laisse tomber sa tête contre mon épaule et s’y love avec douceur. Je sens son odeur. Faire le plein. Faire le plein d’elle, la serrer très fort, pour ne pas oublier sa présence lorsqu’elle sera loin de moi dans la journée.
La vie a repris son cours. C’est comme ça qu’on dit pour désigner cette nouvelle existence douce et rythmée, et en même temps complètement folle. Depuis le 1er septembre, j’ai avalé un métronome. Se lever, se laver, préparer le biberon, entrer dans la chambre en chantant « c’est le matin mon bébé ». Puis faire boire, habiller, et jouer sur le grand tapis coloré. Jeter les crottes du chat, nettoyer le biberon, répéter « Vite, vite, Nounou nous attend ! » Chanter dans l’ascenseur avec la petite chaleur emmitouflée dans le porte-bébé, marcher entre les HLM, puis faire défiler les noms sur l’interphone. Raconter la soirée et la nuit (non, elle n’a pas fait caca, mais elle s’est réveillée à 5 h ce matin, elle avait faim) et dire au-revoir avec la main qui remue et le visage qui sourit. La journée passe ensuite. Comme ça, dans un éclair. J’appuie sur la touche « on » de l’ordinateur, je lis les mails, je note des rendez-vous dans l’agenda, je vais au cours de gym, je mange à la cantine, je remplis des lignes de budgets, je relis des épreuves. Je m’étonne de voir que je suis toujours celle que j’étais. Je lève la tête vers la fenêtre et je repense à l’année dernière, à mon ventre qui grossissait et à ma conviction d’être à jamais unique et précieuse, comme la vie qui se nichait en moi. Au détour d’un couloir, on me dit « Et la Sardine, comment va-t-elle ? » Je réponds « Elle a une dent depuis trois jours » ou bien « Elle a essayé les courgettes hier ». Et voilà, 17h45. Je cours aux toilettes, attrape mon sac et marche d’un bon pas pour arriver à l’heure devant l’interphone et faire défiler les noms. La petite dame me raconte : elle n’a pas beaucoup mangé, elle voulait tout le temps jouer, elle a beaucoup dormi, ah et puis elle a fait un caca un peu dur. Je dis Ah bon et je regarde le petit visage qui me sourit dans la poussette. La journée défile ensuite en sens inverse : le porte-bébé, l’ascenseur, les croquettes du chat, le biberon et les jeux sur le grand tapis coloré. Puis c’est le bain, le pyjama aux oiseaux oranges et les petits yeux qu’on frotte. 20 h, c’est l’heure du grand dodo. Je ferme les rideaux et fais résonner une chanson. J’entends parfois la clé dans la serrure. Je murmure, C’est Papa, c’est Papa ! Et un sourire vient illuminer le petit visage qui se ferme sur la nuit. Voilà la journée est finie. Presque finie.
C’est bizarre. On fait des enfants. On les voit trois heures par jour. Et on ne sait plus trop si c’est bien, si c’est mal. C’est la vie qui suit son cours, voilà tout. C’est comme ça qu’il faut dire. Et ce qu’on sait, c’est que cette vie-là est un peu plus légère qu’avant, malgré tout. Parce qu’il y a les petits cheveux blonds si doux sous la caresse des doigts. Parce qu’il y a l’éclat de rire sous les coups de la « bataille de bisous » du papa. Parce qu’il y la petite promenade, peau contre peau, dans le frais du matin. Parce qu’il y a le dernier biberon avalé avec concentration. Parce qu’il y a cette certitude : chaque jour est désormais une promesse. Un renouveau, une découverte. Et puis une joie. Car grâce à mon bébé, aujourd’hui ne ressemblera plus jamais totalement à hier. Et vice versa.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. Il y a douze ans. |