Maman et Baba
On est là, tous les trois, sur le grand tapis coloré. Quand je me retourne sur le côté, ça fait « coin coin » et la Sardine rigole d’entendre ainsi le cri du canard dissimulé. O. renverse sa tête contre le petit ventre rebondi et s’écrie, comme un cri de guerre : « à l’assaut ! c’est la bataille des bisous ! » La Sardine me regarde, puis rassurée, ferme les yeux en laissant échapper des petits rires comme des hoquets. C’est amusant de faire semblant d’avoir peur, mais de ne pas avoir peur vraiment. La Sardine tend les mains vers le visage de son papa et tire les mèches brunes. O. s’écrie « Aïe, aïe ! au secours ! » Cela fait du bien de faire semblant d’avoir mal, mais de ne rien ressentir d’autre qu’une immense joie qui vous couperait presque le souffle.
Voilà, on est là, tous les trois, devant le feu de cheminée, un jour de Toussaint pluvieux et sombre. On est là tous les trois, et je n’arrive à croire que c’est ça, ma vie. Parfois j’ai l’impression que j’ai fermé les yeux un instant et que l’instant d’après, lorsque je les ai ouverts à nouveau, j’ai trouvé devant moi un bébé aux joues roses enveloppé dans une moelleuse sérénité. Mais qui est donc cette femme ? Qui est donc ce bébé aux yeux bleus si ronds ? Et qui est cet homme que la mère nomme « Baba » lorsqu’elle le désigne à sa fille ? Non, résolument, je n’arrive pas à croire que c’est moi. Que je suis devenue cette personne. Que j’ai fabriqué un être qui sans moi n’aurait jamais existé. Que le garçon qui, il y a neuf ans, glissait des mots doux dans les lattes d’un lit superposé d’auberge de jeunesse, est devenu le père de mon enfant. Est-il donc possible de ne pas croire en sa vie juste parce qu’elle ressemble à ce qu’on n’aurait jamais osé rêver ?
On est là, tous les trois, allongés sur le grand tapis coloré. O. s’appelle « Baba », le « b » entre les lèvres comme une caresse. Le « b » coincé entre les « a » qui rappelle que c’est ainsi que le fils a toujours appelé son père libanais. Parfois, O. dit qu’il est « Papou ». Comme ça, juste parce que ça sonne comme une papouille mélangée à un doudou. Il dit ainsi : « Pourquoi tu lui tires les cheveux à ton Papou ? » La Sardine, je l’appelle « Bébé ». Je dis, comme ça : « Tu as bien dormi Bébé ? » Ou bien, je l’appelle « ma crapaude », ou bien « ma poulette », ou bien « ma minette », ou encore « ma nounoute ». Parfois même, je l’appelle « Mina » : je me trompe et voilà que j’appelle ma fille du nom de mon chat. Et puis, il y a moi. Il y a moi que O. appelle « Mama » lorsqu’il parle à la Sardine en me désignant. Il y a moi dont je parle à la troisième personne en mettant en sujet de mes verbes ces deux syllabes : « Maman ».
Lui et moi avons changé de nom il y a huit mois, lorsque la Sardine est née. Peut-être est-ce pour cela que je ne reconnais pas ma vie ? Je suis devenue une autre, j’ai gagné un nouveau nom en endossant un nouveau statut. C’est grisant. Ça donne des chatouilles au fond du cœur.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. Il y a douze ans. |