La petite croute
J'écris ces pages euphoriques, remplies de mots scintillants comme "bonheur" et "merveille". Et voilà que je ressemble à ces mamans gagas qui fêtent les "moisiversaires" et s'émerveillent devant le caca de leur progéniture. Je dégouline d'amour. Je suis cul-cul la praline. Bientôt peut-être, je me pencherai devant le berceau du nouveau-né d'une voisine et je dirai, la larme en coin, "c'est que du bonheur, n'est-ce pas ?". Alors que non. Non, non et non. Le bonheur en barre, ça n'existe pas.
Tout ne va pas si bien. Il y a cette petite croute de saleté séchée collée à la surface de ma vie. J'ai beau la gratter du bout du doigt, ça ne s'en va pas. Un peu de mocheté collée sur une surface parfaitement lisse, ça ne se voit pas trop. Mais on ne peut pas complètement l'oublier non plus. Avec l'ongle, je gratte. Ça ne s'en va pas. Il y a cette impression d'être en décalage, un tout petit décalage, mais qui est quasi constant. Au boulot, les jeunes collègues qui parlent d'un autre monde (la vie en colocation, les expos à la mode, les derniers films sur les écrans, les sorties le soir). Je me tais. Je n'ose pas dire que les deux soirs d'avant je me suis couchée à 21h30, après avoir lutté cinq bonnes minutes pour garder les yeux ouverts sur la page de mon livre. Il y a O. qui parle de ses réussites au travail, de ses projets qui marchent, de ces marques de reconnaissances qu'on lui donne. Je me tais. Je me sens dépassée. Au travail, je fais ce qu'on me demande, mais je n'ai plus envie de ramener du boulot le soir et de me démener pour des projets auxquels je ne crois plus vraiment. Il y a cette envie de créer, aussi, qui semble s'être asséchée. Je n'écris plus, je n'ai plus vraiment d'idée, ni la motivation pour trouver le temps de mettre à jour dans les mots mes rêves d'histoires et de sentiments. Je fais silence, encore une fois. Et au fond de ce silence, je me sens un peu nulle. Si banale, si commune. Où est donc mon ambition ?
Je gratte du bout de l'ongle. Ça reste collé, décidément, ça ne veut pas partir. Ce n'est pas grand chose. Un peu de saleté que personne d'autre que moi ne voit.
Et puis voilà, sur le petit morceau de gras collé, vient s'assoir un bébé aux joues rebondies. Il sent bon, si bon. Il a la peau douce, si douce. Ses yeux sont comme des éclairs, son sourire comme une victoire. Alors j'oublie tout. J'oublie les insatisfactions, les déceptions et les manquements. Je ne vois plus que ces petits bras qui m'appellent, cette tête aux fins cheveux qui vient se poser contre mon épaule, cette chaleur enfantine au creux de ma joue. Qu'importe la petite croute. Dans ma journée, il y a l'enfant. Dans ma vie, il y a cet espoir, cette promesse, cette force qui a besoin de moi pour exister. Est-ce que le reste peut exister encore ?
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. Il y a douze ans. |