Mardi 10 juin 2014

Dix dodos

Il est parti ce matin très tôt. Quand la Crevette a réclamé son lait du matin, alors que le soleil n’était pas même levé, il a sauté du lit. Il sentait le savon du matin et les habits propres quand il est revenu trois quarts d’heure plus tard dans la chambre. Pour me dire au-revoir. Pour me faire un bisou. Pour me dire que le taxi allait arriver. Je lui ai dit, Profite-en pour te reposer là-bas. Je n’ai pas vu son visage, car il faisait noir dans la chambre, mais j’ai senti son sourire quand il a dit « T’inquiète pas, j’y compte bien ! » Comme une private joke entre nous. Il savait qu’en traversant l’océan, il allait laisser sa femme et ses filles pour dix longs jours, mais qu’il y laisserait aussi les nuits au sommeil haché, les cris de la petite fille aux cheveux emmêlés, les grognements du bébé qui ne veut pas s’endormir, et puis aussi les regards énervés et les incompréhensions. Bientôt il sera là-bas, au milieu des Etats-Unis. Il mangera des hamburgers et boira du Coca-Cola jusqu’à s’en dégouter. Il roulera dans des voitures énormes, dormira dans des lits doubles, accumulera les échantillons de gel douche et parlera à des collègues qui s’appelleront Tony, Mike ou Ruppert. Et moi, je serai ici. Maman solo pour dix dodos à gérer les nez à moucher, les couches à changer, les biberons à nettoyer, à lire le double d’histoires du soir et à assumer aussi le biberon de minuit et demi (en plus de celui de cinq heures).

Je ne sais pas très bien comment je me sens. Ce que je sais, c’est qu’il y a cette fatigue pesante qui alourdit mon corps. Ce mal de tête incessant depuis plusieurs jours que je nomme sinusite. Ce que je sais, c’est que le sentiment de ne plus tout à fait m’appartenir se fait chaque jour un peu plus grand depuis cet après-midi de février. Ce que je sais, c’est que la vie de maman est une longue abnégation et que ça me rend un peu triste de voir que c’est la même chose pour lui et pour sa vie de papa. Mais ce que je sais aussi, c’est qu’il y a tellement de joies, de rires et de douceurs dans cette vie de maman que je ne l’échangerais pour absolument rien au monde. Non, vraiment rien au monde.

Samedi, nous avons passé notre premier après-midi sur la terrasse encore en chantier. Un matelas étendu sur le sol. L’énorme boite de légos ouverte avec les briques rouges et jaunes. Un bébé les doigts de pied en éventail. Deux tasses de thé. Et une petite fille en jupette courant et sautant tout en répétant « ma terrasse ! ma terrasse ! » Quand je me vois vivre ces scènes-là, je me dis, Mais putain, ça s’est du bonheur en barre ! La famille Ricoré, c’est ici, maintenant. Mes têtes blondes, les rires, les chants, les câlins et les « Maman je t’aime ». J’aime le regard de la petite qui s’éclaire lorsqu’elle aperçoit sa sœur. J’aime ses petits mains qui cherchent à attraper mon nez et le malaxer sans ménagement. J’aime les histoires de la grande (« Maman, il y a un pingouin sur mon bras ! »). J’aime peindre avec elle, modeler de la pâte d’argile et coller ses dessins sur le frigo. J’aime les avoir toutes les deux dans les bras et dire « Mes chéries ». J’aime voir la petite dans les vêtements que portaient la grande quand elle était petite. J’aime les regarder jouer dans le bain. J’aime visionner cinq fois de suite la vidéo du spectacle de danse improvisé à la fête de l’école. J’aime tout ça et mille autres choses encore. Mille autres choses impossibles à retenir, impossibles à emprisonner dans le souvenir mouvant du temps qui passe.

Ce matin, il est parti de l’autre côté de l’océan. Pour dix dodos. J’ai une petite boule d’angoisse. Pendant dix jours, il va me falloir encore plus savoir gérer. Gérer les « Maman j’ai mal à l’oreille » ou les « Maman j’ai pas envie d’aller à l’école ». Gérer les soirées passées à bercer la petite qui lutte contre le sommeil. Gérer la course pour être à l’heure à l’école le matin et à l’heure le soir chez la nounou. Gérer les déplacements avec la poussette chargée de deux petites filles (14 kg la grande + 7 kg la petite). Gérer les « Non, je veux les sandales ! » et les « Non, je veux pas aller me coucher ! » Gérer aussi mon mal de tête persistant et ma solitude, et jongler avec le décalage horaire pour trouver l’instant où la petite musique de Skype sonnera et où l’on verra son visage s’afficher sur l’écran de l’IPad.

Mais en récompense j’aurai tout ça : les bisous baveux, les dessins de bonhommes, les chansons, les petites joues rebondies, les progrès toujours, tout le temps. Et les yeux qui s’illumineront quand dans dix jours nous le verrons franchir la porte de la maison avec sa lourde valise chargée. Et quand la grande le serrera dans ses bras en répétant « Câlin Baba ! » (avant d’ajouter bien sûr « Il est où mon cadeau ? » !)

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