Regards extérieurs

Pour avoir quelques explications,
allez jeter un coup d'oeil ici et puis aussi ici...



Vendredi 12 avril 2002

- dans la rue en bas de chez mes parents












vue de ma fenêtre sur la rue
Le vieux monsieur à l'imperméable beige a tourné au coin de la rue. Il a été faire une course (il a un sac en plastique à la main) et retourne chez lui, dans l'immeuble en face du nôtre. Il marche tout doucement. Cela fait mal à voir. Il a une canne à la main (dans l'autre main, celle qui ne tient pas le sac en plastique) et s'appuie de toutes ses forces sur elle. Pour mieux s'aider il se tient, avec la main au sac, aux murs des habitations ou bien aux voitures. Il marche lentement. Très lentement. Abominablement lentement. J'ai eu le temps de taper plus de cinq lignes sur l'écran de mon ordinateur qu'il a à peine fait vingt-cinq mètres. A peine cinq mètres par ligne. Il marche plus lentement que mes mots. Enfin, il est arrivé au porche de son immeuble. C'est terrible, il ne sait plus comment faire : il n'y a plus de mur pour le soutenir et il faut qu'il marche sans béquille, dans l'espace du vide de la grande porte d'entrée. Ses jambes tremblent. Je les vois distinctement d'ici. On dirait qu'elles vont plier sous leur propre poids. Il change son sac de main. Essaie un pas. Les jambes fléchissent autant. Il change de nouveau son sac. Semble souffler pour reprendre des forces. Je suis sûre qu'il va tomber. Une petite marche à monter. C'est moi maintenant qui retiens mon souffle. Il a réussi. Il est entré enfin dans sa maison. Je ne le vois plus. Il est sans doute maintenant dans l'ascenseur.
Chaque jour depuis une semaine je vois le vieil homme à la canne et à l'imperméable beige depuis mon bureau. Chaque jour j'ai l'impression qu'il marche de plus en plus lentement.


Jeudi 11 avril 2002
- dans le R.E.R.
























les Japonais du RER
Des touristes japonais entrent dans le wagon. Deux couples : un plutôt jeune et un plutôt vieux. Probablement des parents avec leur fille (ou fils) et leur beau-fils (ou belle-fille). Ils ont la panoplie complète du touriste : bonnes chaussures de marche, appareils photos, guides touristiques et même bob enfoncé sur la tête pour l'homme le plus âgé (alors qu'il ne fait pas vraiment soleil dehors). Ils parlent fort et paraissent terriblement excités pour ceux qui ne comprennent pas ce qu'ils peuvent bien se dire. Ils sont tous les quatre au-dessus d'un plan de métro et je distingue quelques mots connus entre deux charabias nippons ("Saint-Germain" - "Tour Eiffel"... mais aussi d'autres noms de lieu à peine audibles).
Rapidement je replonge dans mon livre et je les oublie.
Quelques minutes sont passées - dix peut-être, moins sans doute. Les Japonais ré-apparaissent dans mon champ de vision. L'homme au bob est venu s'assoir en face de moi. Il esquisse un sourire et me montre son appareil photo. Il veut prendre en photo les autres, sur la banquette à côté. Je les regarde alors : ils dorment tous les trois, d'un sommeil semble-t-il sans faille. La femme du jeune couple a la tête sur l'épaule de son mari, celui-ci laisse tomber le menton sur son torse et la mère, en face, a le visage contre la vitre de la fenêtre. "Clic"... la photo est prise. Le Japonais au bob retourne s'asseoir avec les autres. Cinq minutes après, il dort lui aussi.
Un arrêt aux portes de Paris. Deux femmes entrent dans le wagon et s'assoient en face de moi. L'une d'elles a vu les quatre Japonais qui dorment et tire du bras son amie : "tu as vu ? c'est mignon !" chuchote-t-elle d'un air attendri. Jusqu'à ce qu'elles descendent du train, trois stations plus tard, elles ont à peine détaché leur regard des deux couples de Japonais.

[J'aimerais pouvoir enregistrer dans ma mémoire tous ces moments sans histoire, ces morceaux de vie inconnue qui se jouent dans le métro. Il me semble souvent qu'elle est là, la vie, entre les rails et les portes coulissantes automatiques des trains.]



Dimanche 7 avril 2002
- une petite brocante de printemps dans une banlieue plutôt chic






la brocante
Une dame est derrière son stand. Elle remue des vieux vêtements. Elle tient un soutien-gorge violet à la main, semble-t-il dans une matière de type velours (assez vulgaire en fait). Elle lève le sous-vêtement en l'air et crie à la ronde : "le soutien-gorge de Miss France ! pas cher !" Les gens se retournent sur elle, l'air amusé. Il fait beau. Les gens se promènent en famille, cherchant sans y croire la bonne affaire, et l'estomac souriant aux odeurs de saucisses grillées et de frites. La dame au soutien-gorge violet, encouragée par l'ébauche de son succès, continue de plus belle, en riant : "qui veut le soutien-gorge de Madame de Fontenay ?" Elle rit maintenant aux éclats : "le soutien-gorge de Loana ! je vends le soutien-gorge de Jenifer de Star Academy aussi !" En fait, elle n'en a rien à faire de vendre ou pas ses vêtements. La blague est trop bonne, alors elle continue : "j'ai là le soutien-gorge de Jean-Pascal !" Une vieille dame se retourne, étonnée :
- Mais il n'a pas de soutien-gorge, Jean-Pascal !
- Ah si, Madame, Jean-Pascal, il a un soutien-gorge. Je vous jure !

La vieille dame a déjà passé son chemin. Mais pendant cinq bonnes minutes je l'entends derrière moi, qui répète en plaisantant : "ah ah, le soutien-gorge de Jean-Pascal ! elle est marrante celle-là !"
C'est étrange comme les gens qui ne sont rien, qui ne savent rien faire, mais qui passent ou sont passés à la télévision, deviennent des personnalités entendues, connues de tous. Presque des points de ralliement entre les gens. Alors que l'année prochaine, on les aura tous oubliés.



Jeudi 27 mars 2002
- dans un couloir de la Sorbonne

























la Sorbonne
Un homme à côté de moi regarde le même panneau que moi (la liste des cours au Collège de France). Il est grand, noir, âgé d'une quarantaine d'années. Mais ce qui étonne surtout, c'est la façon dont il est habillé : un impeccable costume qu'il porte avec tenue et application, se tenant bien droit. Il a de petites lunettes rondes qui lui donnent l'air d'un intellectuel. Mais d'un intellectuel étranger, venant d'un pays d'Afrique très certainement. Peut-être vient-il assister à une conférence, ou même en donner une lui-même...
Tout d'un coup, il se tourne vers moi.
- Vous êtes française ?
Je hoche la tête.
- Vous maîtrisez la littérature ?
La question est incongrue. Je bredouille une réponse certainement inaudible, mais qui ressemble plutôt à un oui. L'homme me tend alors un papier. Il y a plein de prévenance dans le geste, mais on le sent un peu gêné tout de même. Il m'explique que c'est une lettre qu'il a écrite et qu'il a besoin que l'on corrige la qualité de son français, car il n'a pas l'habitude d'écrire dans cette langue. Il me dit que c'est une lettre officielle et qu'elle doit être parfaitement écrite. Je ne comprends pas très bien, mais j'accepte de l'aider.
Je lis le papier qu'il me présente. La lettre est adressée à Jacques Chirac. Je la lis une première fois, sans trop saisir de quoi il s'agit. On y parle des "qualités merveilleuses" du président, de sa grandeur "incomparable" face aux événements du 11 septembre, avant, ensuite, de demander une "bienveillante gratitude" et un soutien dans l'invention qu'on a l'honneur de lui adresser dans le cadre de la Coupe du Monde de football. Il n'y a pas beaucoup de fautes d'orthographe (seulement deux ou trois accords), mais le style est horriblement pesant, les phrases s'allongeant inutilement pendant des dizaines de lignes, rebondissant de "que" en "ce dont". Je n'ose pas trop toucher à ce texte. Comment expliquer à son auteur qu'indépendamment de toute perspective politique c'est totalement rédhibitoire d'employer des termes aussi grandiloquents pour s'adresser à son interlocuteur, si important soit-il ? Comment lui dire qu'on ne comprend rien à cette requête ? Mais il insiste et semble avoir totalement confiance en moi. Je rectifie quelques accords verbaux, coupe quelques phrases, ajoute ici et là une virgule, ose même barrer un superlatif vraiment superflu.
Après avoir relu plusieurs fois le papier, je lui tends de nouveau. Il semble être soulagé et me remercie vivement. Je lui souris. Il me semble avoir fait si peu. Je suis à peu près sûre que cette lettre ira directement à la poubelle, sans passer par les mains du Président de la République française. Lui, il semble l'ignorer. Peut-être faut-il mieux lui garder son rêve ?




Mercredi 26 mars - dans le métro

Deux jeunes sont assis sur la banquette derrière moi. Je ne les vois pas. Je les entends seulement. Et puis je sens aussi la fumée de leur cigarette me picoter le nez. Je n'ose pas me retourner et leur dire que c'est formellement interdit de fumer dans le métro (à l'intérieur, qui plus est, et pas seulement dans les couloirs).
Mon oreille traîne et s'attarde sur des brides de leur conversation. Ils ont cet accent qu'a aujourd'hui une certaine jeunesse et que je reconnais chez beaucoup d'élèves : une façon saccadée de prononcer les mots, comme si les phrases se précipitaient sous leur langue.
- Quoi ? t'es ouf ou quoi ? Je lui ai pas chourré son sonblou, c'est le keum qui me l'a donné. Je m'en bas les couilles de ce qu'il raconte, l'autre. Il est à moi, j'te dis !
- Ta race ! T'as de la maille, t'as pas besoin de faire crari.
- Y'en a grave marre. Je vais pas me saper comme un sonac !
- Mais je le kiffe grave pas ton sonblou ! Regarde toi : comment t'es laid, mec, t'es trop pas beau !
Il me faudrait un dictionnaire bilingue. On vit dans le même pays. Mais on ne parle pas la même langue.


Acte I
Acte II
Acte IV
retour au sommaire