Le journal d'Amiel



pour m'écrire































































































hier demain
Jeudi 5 octobre 2000

Il y a quelques années, j'avais formé le projet de lire in extenso le Journal d'Henri-Frédéric Amiel. La vie de ce professeur d'esthétique et de philosophie n'a en soi rien de bien intéressant. Mais j'étais fascinée à la pensée que cet homme avait pu accompagner sa vie de plus de 17 000 pages manuscrites sur lesquelles il avait épanché les événements et les émotions de son quotidien. La fidélité du diariste à son écriture journalière, la constance et la régularité de son observation intime me semblaient ainsi, vues de l'extérieur, particulièrement admirables. A moi qui avais été incapable jusqu'alors de m'en tenir à une écriture régulière et assidue plus d'un mois d'affilé, l'application d'Amiel me semblait être un modèle d'attention et d'authenticité pour tous les diaristes - à commencer par moi. Il est vrai qu'alors, lorsque je m'étais lancée dans cette aventure, le premier volume du Journal d'Amiel m'était tombé des mains. Mais j'avais accusé ma faible persévérance qui m'avait détournée vers des lectures alors plus pressantes. Cependant, j'avais gardé en moi le préjugé qu'Amiel devait être un maître de l'écriture journalière.

C'est avec cette pensée qu'hier j'ai ouvert un ouvrage d'anthologie de l'oeuvre d'Amiel*, trouvé par hasard à la bibliothèque. Je m'imaginais qu'il ne pouvait y avoir meilleur défenseur du journal intime que cet homme qui y avait consacré sa vie entière. A peine avais-je commencé ma lecture que je me suis aperçue qu'il n'en était rien. Bien au contraire. Il est vrai que vouloir condenser en quelques pages des milliers de feuillets jugés représentatifs de l'ensemble est par définition trompeur, voire malhonnête. Le journal intime ne se prête peut-être pas à cette entreprise de cueillette anthologique, puisqu'il ne prend son sens que dans la continuité et l'analyse minutieuse, et non pas dans la synthèse destructrice. Mais les mots que j'ai lus étaient bien malgré tout ceux d'Amiel. Ils étaient tranchants, violents, voire cruels à l'égard de sa propre entreprise. A ses yeux, son journal n'est qu'un interminable et ennuyeux "soliloque", un "babil" semblable à celui des oiseaux (31 août 1866), ou encore un "radotage sénile" dont le "tic" est "la futilité jointe à la monotonie" d'un "pirouettement du moi" qui donne la "nausée" non seulement à son lecteur, mais aussi son auteur (19 décembre 1867). Il reproche à son Journal de l'avoir transformé en un "Monsieur Velléité", passant sa vie à la contempler minutieusement, au lieu de se mettre à la vivre passionnément. Au lieu d'avoir trouvé une femme et de s'être livré à une entreprise proprement littéraire, il a perdu son temps et surtout son énergie à collectionner des fleurs séchées sans aucun parfum ni sans la moindre trace de beauté : son existence n'a été, dit-il, qu'une "vie à reculons, dépensée à regarder en arrière, à éplucher des souvenirs, plutôt qu'à marcher à une conquête, à réaliser une volonté" (13 mars 1865). Son Journal n'aura été qu'un long "suicide moral" (27 septembre 1865) où il aura progressivement étouffé, voire massacré, chacun de ses rêves et chacune de ses aspirations, qu'elles soient intellectuelles, sensuelles ou sociales. Amiel dit avoir manqué sa vie en essayant vainement de la retenir dans des pages futiles et médiocres. En effet, le Journal n'est "qu'une paresse occupée et un fantôme d'activité intellectuelle", n'étant pas lui-même une oeuvre, mais empêchant "les autres oeuvres" (4 juillet 1877) : tous les efforts sont concentrés sur cette écriture quotidienne qui n'est qu'une triste concentration de lamentations et de plaintes, et rend impossible une écriture ambitieuse cherchant à se nourrir de la matière du monde pour mieux en faire sentir aux autres sa saveur ou du moins sa puissance. Amiel ne fait que se concentrer sur lui-même, oubliant de vivre et d'aimer, d'imaginer et de créer. Certes, le but implicite de son Journal paraît louable : il est cette "météorologie intérieure" (12 décembre 1850) qui l'aide à prendre la température de son esprit et même à le soigner ("un journal est la pharmacie de l'âme", 9 avril 1845), lui imposant un retour sur lui-même le calmant et lui imposant une rigueur et une sincérité vis-à-vis de lui-même dignes en elles-même d'être recherchées. Certes, il parvient mieux, par son journal, à se contempler et à se connaître lui-même, ce retour à lui-même permettant ainsi de lui apporter quiétude et sérénité. Mais en même temps, Amiel est lucide : il sait que "la rédaction de ces pages était un remplaçant de la vie, était une variété de l'onanisme, une ruse de l'égoïsme couard, une manière d'échapper au devoir, de tromper la société et la Providence" (13 juillet 1860). J'ai eu l'impression de sentir un grand dégoût d'Amiel par rapport à son Journal, comme s'il l'accusait en quelque sorte d'avoir à cause de lui raté sa vie.

Ce qu'il y a de plus triste, voire de démoralisant, c'est que l'opinion qu'Amiel porte sur son Journal ressemble étrangement aux jugements virulents que ses contemporains et surtout ses successeurs ont porté sur son entreprise. Pour Paul Bourget, le journal intime n'est qu'une "maladie". Un certain Ferdinand Brunetière, à la fin du XIXème siècle, désigne Amiel comme un "martyr de l'orgueil", dont "le gonflement, la dilatation" ou encore "l'hypertrophie du moi" ont quelque chose de pitoyable. Julien Green juge Amiel "ridicule et touchant" et André Gide condamne son écriture maladroite incapable de trouver le mot juste. Je ne parle même pas de ceux qui l'ont traité de "névropathe" ou encore de "raté"...

Moi qui m'imaginais trouver dans ces quelques pages d'Amiel une nouvelle foi envers le journal intime, un vigoureux enthousiasme envers cette pratique qui est devenue la mienne, je suis bien déçue et je suis amenée à m'interroger. Passer à côté de ma vie sans la vivre a toujours été ma plus grande crainte. Je ne veux pas, comme Amiel le juge de ses pages, que mon Journal me fasse esquiver ma propre existence, mes projets, mes rêves et tout ce qu'ils portent de puissance et de dynamisme. Je disais ici et que cette écriture quotidienne m'aidait à m'arrêter sur moi-même, à me reconcentrer sur mon existence intérieure, afin de pouvoir y retrouver une authenticité peut-être perdue dans la vie extérieure du monde actif. Mais il me faut aujourd'hui affiner ma pensée. Ce retour sur moi-même n'a pas un sens en lui-même. Mais il ne peut avoir lieu d'être, et même prendre de l'ampleur que s'il me permet de mieux revenir au monde. Passer en quelque sorte par l'intériorité pour mieux vivre son existence extérieure, pour mieux trouver sa place et sa réalité dans le monde des autres - dans le monde de tout le monde. Entrer en soi non pas simplement pour s'observer mourir d'un oeil compatissant, ou pire consentant, mais revenir à soi pour mieux ensuite réussir à s'échapper, pour mieux parvenir alors à se quitter - c'est-à-dire à se rendre indépendant de son propre jugement et de celui des autres. Hésiter, faire quelques pas sur place, mais pour ensuite marcher plus vite et d'un pas plus assuré. Non pas vivre à reculons en écrivant une vie devenant par là même immobile, mais vivre vraiment - vivre plus authentiquement, vivre plus intensément, vivre plus lucidement.

Revenir à soi pour pouvoir repartir loin de soi... c'est peut-être cela le but d'un journal intime.

* Cet ouvrage s'appelle Du Journal intime et est édité par les Editions Complexe, dans la collection Le Regard Littéraire. Il est préfacé par Roland Jaccard (si c'est le pseudo-scientifique médiatique auquel je pense, je me demande bien ce qu'il vient faire là, soit dit en passant...). A la suite des extraits du Journal d'Amiel sont ajoutés des jugements de romanciers ou de critiques sur l'oeuvre diariste d'Amiel.