Quand j'étais petite, j'allais à l'école un livre à la main. J'étais tellement prise par les histoires que je lisais que je n'arrivais pas à les lâcher. Alors, je lisais en marchant. Je lisais en mangeant aussi. Et puis également en m'habillant. Ou encore sous la couette, en cachette de mes parents qui me croyaient endormie. Je crois que je trouvais la vie dans les romans bien plus passionnante que la vraie vie. Quand j'étais petite, j'étais boulimique.
Aujourd'hui, je suis grande. Quand je croise dans la rue des gens qui tiennent un livre à la main, les yeux rivés sur les lignes de leur histoire, je me dis Mais comment font-ils ? c'est dangereux, ils vont se casser la figure ! Mais je souris aussi un peu - mon passé boulimique n'est pas si loin.Quand j'étais petite, quand je ne lisais pas en marchant sur le chemin de l'école, je m'amusais à ne jamais poser le pied sur les lignes partageant deux pavés. Ne pas marcher dans l'entre-deux. Non, seulement marcher sur le plein. Si mon pied fourchait, s'il touchait la ligne interdite, j'avais un gage. Un gage que j'oubliais avant de m'y contraindre. Parfois, également, je comptais mes pas. Combien de pas entre l'école, au bout de la rue, et chez moi ? En général, j'arrivais à la maison avant de résoudre mon énigme numérique : compter 9 997, 9 998, 9 999, c'est épuisant !
Aujourd'hui, je suis grande. Mais souvent quand je vais prendre le métro, je m'applique à compter mes pas dans l'escalier. Et à ne jamais toucher les lignes sur les trottoirs. Mais discrètement, hein, je n'ai pas envie de me faire remarquer par ma démarche bizarroïde.Quand j'étais petite, je croyais que cela devait être affreux de devoir dormir chaque nuit avec un mari dans son lit. Je me disais que quand on voudrait pleurer, tranquillement, le soir dans son lit, à l'abri des regards interrogateurs, on ne pourrait pas, parce qu'il y aurait l'autre personne à côté de soi qui entendrait tout. Je ne sais plus si je pleurais souvent le soir dans mon lit. Mais je sais que c'était une liberté qui me semblait indispensable et à laquelle je ne voulais pas céder.
Aujourd'hui, je suis grande. Il y a un monsieur qui dort dans mon lit. Il paraît que la nuit je lui vole systématiquement la couverture et même que parfois je lui donne des coups de coude ou de pieds. Mais je ne sais pas si c'est vrai : je dors. Et je n'ai jamais envie de pleurer. Alors cela ne me gêne pas de ne pas pouvoir le faire à cause du monsieur à côté qui pourrait m'entendre.Quand j'étais petite, j'aimais mettre la tête sur le ventre de mon chat et écouter le moteur ronronnant se mettre en marche. Je disais à mes parents que ma chatte Minette était ma fille et qu'eux étaient ses grands-parents. Quand je sortais de la maison, j'avais plein de poils blancs sur mes vêtements et les gens disaient : Oh, tu as un chat ?
Aujourd'hui, je suis grande. Et ne plus avoir de chat dans la maison, ça me manque bien souvent.Quand j'étais petite, je n'avais pas d'idée précise de ce que je serais plus tard. Si j'aurais des enfants, un mari, une maison, de l'argent. Me projeter si loin m'était impossible (un an = 25 ans à cet âge-là). Je savais seulement que je ferais de belles choses quand je serais grande. Un jour, je m'étais composé un petit mot, cacheté dans une enveloppe faite maison, avec mon nom et une date lointaine : j'avais écrit à celle que je deviendrais, comme si cette fille que je serais un jour était forcément une autre que moi-même. Je ne sais plus ce que je me disais dans ce mot. J'ai oublié. Et le mot s'est perdu - disparu dans un cahier d'écolier, peut-être.
Aujourd'hui, je suis grande. Mais je ne sais toujours pas ce que je serai plus tard. La maison, le mari, c'est fait. Mais le reste ? Je suis encore convaincue qu'un jour je ferai des belles choses. Mais j'ai peur du temps qui passe. Et si je mourrais sans avoir rien fait d'intéressant de ma vie ? Souvent, j'ai envie de me donner des gifles, pour me punir de ne pas aller jusqu'au bout de mes projets - si incertains soient-ils.Quand j'étais petite, je n'aimais pas jouer pour jouer. Jouer à la poupée, OK, cela pouvait être amusant un temps, mais après un mercredi passé avec les Barbies, que restait-il de ma journée ? J'avais peur du temps qui passe, déjà. Alors je préférais mille fois mieux les jeux qui laissaient des traces. Dessiner. Écrire. Coudre. Tricoter. Fabriquer des objets improbables avec des nouilles crues ou des bâtons d'esquimau. J'étais la reine du bricolage. Je fabriquais des tas de cahiers pour y consigner mes merveilles et mes oeuvres venaient s'accumuler dans le tiroir "à fête des mères" dans lequel mes parents entassaient précieusement tous mes petits bricolages.
Aujourd'hui, je suis grande. Je ne fais guère rien de mes mains. Un jour, j'ai compris que je n'étais pas douée dans les travaux manuels. Mais j'ai toujours le besoin irrépressible de laisser des traces de moi. Alors je noircis des pages dans lesquelles je déplore la fuite du temps.Quand j'étais petite, j'étais plutôt heureuse, au fond.
Aujourd'hui, je suis grande. Et je suis plutôt heureuse. Plutôt.
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. |