Femme sans
Ma mère a déniché sous les objets accumulés dans la pièce qui nous sert de grenier dans la maison de campagne une valise en tissu écossais. C’est la valise qu’elle avait lorsqu’elle est arrivée à Paris pour se marier avec mon père. La grosse valise est pleine à ras bord. Remplie d’habits. D’habits de bébé. Ça sent un peu le vieux et le fripé et, parmi les couleurs un peu ternies, il y a essentiellement du blanc, du rose et du bleu pastel. Ma mère sort une petite brassière en coton blanc, brodée à la taille : « ça, c’est moi qui l’ai cousue, à partir d’un vieux modèle ». L’exploration continue. De la valise est extirpée un petit tablier en vichy bleu : « ça c’était un tablier que j’avais fait pour ton frère, lorsqu’il revenait de chez la nourrice et que je ne voulais pas qu’il tache ses habits ». Sur la table, le tas d’habits s’agrandit avec une petite robe rose et des petits chaussons en laine jaunie. « Cette petite robe, c’était à ta tante Jeannie et ça, ça devait être à moi ! » Je n’ose pas dire que je ne ferai pas mettre ces vieux vêtements à l’enfant qui naîtra. Mais ma mère ajoute : « regarde, tout ça, ça fait des modèles à reproduire, ça donne des indications de taille pour les refaire ! ». Je hoche la tête et je pose à nouveau les yeux sur ma bobine de fil que j’essaie d’enfiler depuis tout à l’heure dans l’aiguille de ma machine à coudre. Quelques heures plus tard, alors que l’après-midi tombe sur la campagne, une petite brassière cache-cœur, aux boutons de travers (j’ai raté ma boutonnière), vient rejoindre le tas des habits de bébé qui, un jour, seront portés par l’enfant… ou peut-être pas.
J’ai passé deux jours penchée sur ma machine à couper et assembler de beaux tissus achetés la veille dans une petite mercerie. J’aime toucher les tissus, unir les couleurs, comparer les matières. J’aime bâtir à partir de rien, comme les jeux de lego, et créer quelque chose qui n’existait pas. Et puis voilà, maintenant, il y a quelqu’un pour qui réaliser toutes ces affaires. Cela paraît si simple, si normal. C’est comme entrer dans des sillons déjà constitués depuis des siècles et filer droit sans même s’en apercevoir. Tout à coup, je me rends compte que la société est en train de me donner un rôle et une image et, pour la première fois, je n’ai pas à conquérir ce rôle et cette image. Cela me tombe tout seul dans les mains. Comme si le statut de maman était pour la famille, pour la société, un statut qui va de soi – passage obligé, normé et rassurant.
L’autre matin, je me suis renseignée sur les crèche de ma commune. Une gentille dame m’a reçue, a répondu à mes questions, a inscrit mon nom (et le nom du futur enfant) dans un agenda. C’était très simple. Les cases étaient toutes tracées et je n’avais qu’à m’y glisser. J’étais contente que tout soit si facile pour une fois. Et en même temps, cela m’a troublée. Voilà qu’on me donne un rôle dont je n’avais pas voulu jusqu’à maintenant. Je disais Pourquoi faire comme tout le monde ? Je répétais Je ne crois pas que la femme ait besoin d’être mère pour s’accomplir. Je pensais Une femme peut très bien être heureuse sans être maman. Je pensais cela tout bas souvent, et tout haut parfois, mais je n’osais pas trop le répéter à tout le monde. Car je savais que ce n’était pas forcément bien vu de penser tout ça. Mais aujourd’hui, je pense encore tout cela. Je suis convaincue qu’une femme n’a pas besoin d’un bébé pour exister. Mais je me rends compte en franchissant tout doucement la frontière de la maternité que, malgré moi, on me considère autrement parce que je vais devenir mère. En entrant dans la maternité, j’entre dans la normalité ? Je ne suis plus une « femme sans » (donc en manque, forcément), mais une « femme avec » – avec un enfant, avec une famille, avec un parcours tracé, avec des inquiétudes et des contraintes bien compréhensibles et justifiées (pas comme celles des « femmes sans », ces égoïstes).
Il y a quelques années, je ne voulais pas me marier, car je ne voulais pas entrer dans les normes. Peut-être est-ce pour cela aussi que j’avais peur d’avoir un enfant. Entrer dans le jeu de la société, y forger sa place. C’est rassurant en un sens, mais c’est si lourd de sens.
Lorsque j’ai commencé à vivre avec O., après avoir été longtemps seule, j’ai été fière de toutes ces années que j’avais passé sans homme. J’avais la preuve que j’étais capable de vivre moi-même à la première personne, sans me reposer sur quelqu’un d’autre. En me mariant, j’ai tourné une page. Je n’ai jamais regretté le passé, bien au contraire. Je suis fière aujourd’hui d’être une « femme de ». Aujourd’hui, également, je suis fière d’avoir réussi à être toutes ces années une « femme sans » : une femme sans enfant, mais avec des projets, avec des rêves, avec des voyages, avec des espoirs, avec des ambitions, avec de l’amour… Une autre page va se tourner. Je crois que je serai fière aussi d’être une « femme avec ». Parce qu’auparavant j’aurai su être une « femme sans ».
Il y a un an.
Il y a deux ans. Il y a trois ans. Il y a quatre ans. Il y a cinq ans. Il y a six ans. Il y a sept ans. Il y a huit ans. Il y a neuf ans. Il y a dix ans. Il y a onze ans. |