Novembre 2010
Lundi 1er novembre 2010

Les mots cadeaux

Nous sommes dans le TGV, de retour de Marseille. Derrière moi, un bébé couine ; devant moi, une main d'homme tient L'équipe. Trois jours passés sous la pluie. Une pluie lourde qui n'a cessé de tomber en grosses gouttes sur le toit de la voiture ou par-dessus le balcon de l'appartement et de ruisseler en torrent dans les rues de la ville. « Excusez-nous pour ce temps pourri », s'exclame Ju., la sœur d'O., devant le parvis de la gare Saint-Charles. Je souris. « Voyons, vous n'y êtes pour rien ! » En faisant signe de la main, j'ajoute « On se revoit la prochaine fois à Noël ! ». Je m'imagine avec un ventre immense et je me dis que cette fois-ci, ce seront Ju. et son mari qui dormiront chez nous, dans la chambre du bébé au papier peint tout neuf, dans laquelle sera peut-être déjà monté le berceau.

Le temps passe vite, si vite. Sur mon vieil appareil, j'ai pris des photos pas terribles. Des photos souvenirs, juste pour me rappeler ces trois jours d'automne à Marseille. Les pyramides de poubelles sur les trottoirs boudés par les éboueurs grévistes et Ju. et son amoureux sous le même parapluie rose. Les années se superposent dans ma mémoire. J'entre sous les rayures de la Nouvelle-Major et je repense à cet après-midi d'été, il y a plus de dix ans, où, encore jeune célibataire, dans le bateau qui me ramenait de Corse je fixais du regard la fière cathédrale qui m'accueillait au pied du port. Sur la petite plage de Cassis, j'attrape la main d'O. sous le parapluie à fleurs, et je repense à ce printemps où, assise sur le sable avec mes amies, je contemplais la mer bleue immense et j'oubliais mes difficiles débuts de ma vie de prof.

Les années s'entassent et les images se superposent sur les mêmes lieux. Les jours nouveaux, parfois, ressemblent à d'éternels recommencements. Je regarde une petite fille en imperméable vert qui saute à pieds joints dans des flaques d'eau et je me dis que dans trois ans, dans cinq ans, dans dix ans, il y a aura peut-être sur ce même port une autre petite fille en imperméable qui aura mes boucles de cheveux et le regard espiègle d'O. Peut-être ou peut-être pas. En attendant, je voudrais pouvoir retenir à jamais les souvenirs dans ma mémoire. Pour ne pas oublier qui je suis, à défaut de savoir où je viens.

Ces derniers mois, je me suis beaucoup interrogée sur mon désir retrouvé d'écrire ici, dans mon journal. Pourquoi, le jour où j'ai vu s'aligner sur le bâton en plastique, les deux lignes roses, j'ai voulu ré-ouvrir cette page ? Et cette question en contre-point : qui donc ça intéresse tous ces moments volés au temps et que je viens retenir dans l'écriture ? Au rayon « Maternité » des librairies, les éditeurs proposent des journaux de naissance « clé en main » : un joli album relié bleu ou rose pastel, avec des pages blanches en haut desquelles on invite la future maman à décrire « tes premiers mouvements dans le ventre de maman » ou « ton premier sourire à la sortie de la maternité », et à coller en face la photo de la première échographie. Mon journal d'ici n'est pas vraiment une œuvre de ce type. Je n'écris pas pour tourner dans quelques mois les pages de « l'album de mon bébé » à mon enfant assis sur mes genoux. J'écris d'abord parce que je ne veux pas oublier toutes ces heures que je vis pour la première fois et que je ne pourrai jamais retrouver ailleurs que dans ma mémoire poreuse et faillible. J'écris pour vaincre le temps, encore et toujours.

Mais j'écris aussi dans un autre but. Je me dis que je donnerai mes mots à quelqu'un – une mère qui, peut-être, a vécu des heures analogues ; une jeune fille qui, peut-être, aimerait savoir ce que c'est que vivre ces neuf mois incroyables ; un père qui, peut-être, s'est toujours demandé comment sa femme avait vécu dans son corps ces moments dont la nature l'a mis à distance... Je repense à Annie Ernaux qui, dans L'événement, raconte comment elle a vécu cette expérience diamétralement opposée à celle que je vis – un avortement. Elle dit qu'elle avait la nécessité d'écrire son expérience, que c'était lui donner sens, comme si c'était un devoir de mettre des mots sur ces semaines de solitude qu'elle avait traversé dans le silence pour enfin les donner à d'autres qu'elle. Alors, parfois, dans un excès de prétention, je me dis que mes mots à moi, les mots de mon journal – mon journal de grossesse qui n'en a pas vraiment le nom – sont, eux aussi, nécessaires. Écrire pour offrir les mots à d'autres que moi. Écrire pour donner sens à ces mois qui viennent transformer mon corps et ma vie. Écrire pour parler pour toutes celles qui, peut-être, ne savent pas ou ne peuvent pas...

Et puis aussi... Un matin d'insomnie, je me suis dit soudain que dans vingt ans, dans trente ans, j'aimerais peut-être offrir à ma fille devenue adulte, à ma fille devenant mère, les mots de sa naissance. Les offrir comme un cadeau. Pour lui dire « voilà d'où tu viens »... J'espère que cela t'aidera à savoir qui tu es, à défaut de ne jamais savoir où tu vas.

‹‹ Car par-delà toutes les raisons sociales et psychologiques que je peux trouver à ce que j'ai vécu, il en est une dont je suis sûre plus que tout : les choses me sont arrivées pour que j'en rende compte. Et le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l'écriture, c'est-à-dire quelque chose d'intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres. ››
Annie Ernaux, L'événement, © Éditions Gallimard, page 112.
 

Mercredi 10 novembre 2010

Juste enceinte

Je n'ose plus monter sur la balance. À chaque mois, un nouveau kilo. Début novembre, c'était 6 mois, 6 kg. J'étais affolée, et en même temps plutôt fière, me rappelant ces collègues me confiant, l'air de rien, "oh, moi, durant ma grossesse j'ai pris 24 kg !" Mais l'autre soir, sur la balance, il y avait deux kilos en plus, venus on ne sait d'où, apparus semble-t-il, en l'espace d'une seule nuit. Depuis, je ne veux plus me peser. Je me contente de regarder chaque jour mon profil dans le miroir de la salle de bain. Chaque semaine un peu plus, mon ventre s'arrondit, tendant inexorablement vers l'avant. Je suis un peu effrayée. J'ai l'impression d'être une mutante. Ces hanches massives, ce ventre tendu, ce nombril qui sort et vient former une bosse au lieu d'un creux... à qui sont-ils ? Qui est cette femme dans le miroir de la salle de bain ? Je ne l'ai jamais vue. Je la vois chaque soir pour la première fois.

Assise sur le lit, je fais du tri dans mon placard à sous-vêtements. Il faut ranger les nouveaux soutiens-gorges ceux que j'ai achetés les mois derniers (depuis cinq mois, j'en achète au moins un par mois, chaque fois choisissant la taille au-dessus). Je fais glisser les minuscules brassières blanches dans mes mains, et je fais deux tas. Le tas du "A jeter", le tas du "A garder". J'hésite à ranger les énormes soutien-gorge tout neufs à côté des minuscules tout vieux. Les uns ont nécessité trois fois plus de tissu que les autres. Est-ce que cela peut être la même personne qui les porte, à seulement quelques mois d'intervalle ? Je balance le tas "A jeter" sous le tabouret, et balaie tout ça d'un revers de main. Je n'ose penser à ce qui arrivera dans quelques mois, lorsque mon corps mutera à nouveau... dans l'autre sens.

J'habite mon corps devenu une maison inconnue. Moi qui n'ai jamais dépassé les 50 kg et à qui on a toujours dit "tu es trop maigre, il faut te remplumer !", me voilà devenue grosse. Non, dit O. me voyant soupirer devant une photo prise chez sa sœur, tu n'es pas grosse, tu es juste enceinte. Oui, oui, je sais, juste enceinte. Mais quand je me regarde dans le miroir, il y a juste quelqu'un d'autre. Il y a moi. Et puis il y a un gros ventre. Avec quelqu'un dedans. C'est juste ça, mais c'est justement insensé.

L'autre samedi, il pleuvait. On a traversé Paris pour se rendre dans un magasin de poussettes. Dans le grand centre commercial, j'ai tiré O. par la manche. Il y a un H&M Mama ici, me suis-je exclamé. Et au rayon Maternité, j'ai dépensé sans compter. Dimanche soir, j'ai passé la soirée à faire des ourlets de pantalon et lundi matin je suis arrivée au bureau dans ma nouvelle tenue. "Il est joli ton petit haut !", me complimente une collègue. Je souris et dis merci. Sous les rayures violettes et derrière la ceinture noire du pantalon montant, il y a mon ventre habité qui s'exhibe sans timidité. Ce ventre qui a colonisé mon corps. Plus tard, à la photocopieuse, une collègue me lance "Il est chouette ton tee-shirt !" Je souris à nouveau. Dans les toilettes, en me lavant les mains, je lève les yeux vers mon reflet dans le miroir. Je ne vois que ma tête qui sort du décolleté à rayures. Mes joues sont peut-être un peu plus bombées, mais dans la glace il y a toujours les mêmes cheveux frisés, le même regard bleu, le même grain de beauté coincé dans le sourcil de l'œil droit. C'est moi, toujours moi. Alors peut-être qu'au fond ce ventre sous les rayures ne m'est-il pas totalement étranger ? C'est moi, juste moi enceinte.

Jeudi 11 novembre 2010

En contact

Journée pluvieuse. Encore une. J'ai l'impression qu'il pleut sans discontinuer depuis un siècle. Sur le pare-brise, les gouttes de pluie s'accumulent. L'essuie-glace fait un voyage aller-retour, effaçant tout. Puis c'est à nouveau la pluie sur la vitre. Au milieu du carrefour, un policier est descendu de son VTT bleu et a fait de grands signes pour arrêter les voitures. Il se retourne de l'autre côté de la rue, puis s'écarte pour laisser passer des uniformes, un tuba et une grosse-caisse. C'est le défilé du 11 novembre. Je regarde le petit groupe traîner des pieds sous les parapluies et me demande qui peut bien avoir envie de défiler dans le froid pour commémorer une guerre vieille de presque cent ans. Je regarde O., qui râle derrière le volant. Soudain je me souviens d'un autre 11 novembre, d'un autre défilé, d'une autre ville. Je dis, Tu te souviens, hier il y a huit ans, tu me faisais ton premier baiser. O. ne se souvient pas. Il ne se souvient d'aucune date. Mais plus loin, de l'autre côté du carrefour enfin franchi, loin des clameurs des fanfares, O. parle du restaurant chic, de la cassette vidéo du manga et dit, C'était un dimanche. Je dis, Je ne suis pas sûre que c'était un dimanche. C'était un jour gris, un jour de pluie, un jour mort, mais je ne crois pas que c'était un dimanche. C'est moi qui ne me souviens plus.

Quelques dizaines de minutes plus tard, dans le cabinet de la psychothérapeute, je regarde O. allongé sur le matelas. C'est notre deuxième séance d'haptonomie périnatale. C'est comme ça que ça s'appelle. C'est avec ces deux gros mots qu'on est censé apprendre à entrer en communication avec le bébé, avant même qu'il soit né. Lorsque nous sommes arrivés, la thérapeute a annoncé, Aujourd'hui, c'est la séance du papa. O. a sursauté. Comment cela ? Je le sens soudain un peu anxieux. Je m'attendais à ce que la femme me demande d'enlever mes chaussures et mon pantalon, et me fasse allonger sur le canapé, comme la dernière fois. Mais c'est à O. qu'elle demande tout cela. O. est un peu gêné. J'imagine qu'un instant il s'imagine dire non, s'en aller, mais c'est trop tard. Il enlève son pantalon, s'allonge sur le ventre. La thérapeute dit, Aujourd'hui on va apprendre à gérer la douleur de l'accouchement. Elle pose des questions à O. Je suis un peu gênée, à mon tour, l'entretien paraît devenir intime et je suis là, assise sur une chaise, en spectatrice. Attention, dit la femme, je vais être méchante. Soudain, elle pince le bas du dos d'O. O. laisse échapper un cri. Je regarde les yeux d'O. Son visage est juste devant moi. Il dit, Je ne comprends pas, ce n'est pas moi qui vais accoucher. La femme lui répond, Vous allez comprendre. Elle pose ses mains sur son dos, d'une façon, puis d'une autre. Elle s'exclame, Vous sentez ? Elle ajoute, Vous voyez comment là, par le toucher, je parviens à établir le contact, vous sentez combien la qualité du toucher est importante et aide à soulager la douleur ? Puis elle parle de l'accouchement. Elle dit, Vous allez pouvoir accompagner votre femme et votre bébé. Je regarde O., toujours surprise de le voir dans cette position inversée. J'essaie d'imaginer la salle d'accouchement ; de me voir moi allongée sur le dos, les jambes écartées ; d'envisager O. à mes côtés, les mains sur mes cuisses. Mais je ne vois pas grand chose. Tout paraît si lointain. C'est un jeu, et en même temps tout paraît trop sérieux. Où serai-je dans trois mois et demi ?

C'est à mon tour maintenant d'être allongée sur le matelas. O. a posé ses mains sur mon ventre et berce doucement le bas de mon corps. La thérapeute est à nos côtés. Elle demande, Que ressentez-vous ? Je ne sais pas répondre, je bredouille quelques mots. J'accompagne les mains d'O. sur mon ventre. J'attends un mouvement, une vague, un battement. Rien ne vient. O. sourit. Il dit, Je crois que la petite doit dormir en ce moment. Je souris à mon tour devant cette petite sardine qui a décidé de se cacher, alors que la veille au soir elle faisait de la boxe thaïe dans mon ventre, sous les doigts d'O., et que le matin même elle s'exerçait au tambourin sur les parois de son enveloppe utérine.

Dehors, la pluie tombe toujours avec autant de violence. Nous nous sommes réfugiés dans un restaurant de cuisine du terroir. Devant une choucroute garnie et un saucisson lyonnais, je demande à O. ce qu'il a pensé de tout cela cette inconnue qui lui pince le dos et me tripote le ventre, cette somme conséquente sur la note d'honoraires. O. hausse les épaules. Il ne dit pas, C'est nul, ça ne sert à rien. Il me regarde, approche son visage du mien et murmure, Bientôt, tu n'auras plus besoin de moi, tu seras avec le bébé et moi je n'existerai plus. Je ne sais pas si O. parle sérieusement. Huit ans après, je ne sais jamais quand il est sérieux. O. demande, Comment ce sera après ? Je parle du bébé qui pleure la nuit, des disputes car la maison est en désordre, des couples qui se séparent. Et j'ajoute, Enfin, il paraît, c'est ce qu'on raconte. Puis je souris. Je n'en crois pas un mot. O. sourit aussi. Il n'en croit pas un mot, lui non plus.

J'ai envie d'un crumble aux pommes. Mais le serveur n'arrive pas et semble nous avoir oublié. Soudain, sous la ceinture de mon pantalon, il y a un sursaut. Je m'exclame, Ah, elle s'est réveillée ! J'ai envie de glisser la main contre mon ventre et sentir à nouveau la présence de la petite sardine qui sort de son sommeil. Mais ça ne se fait pas de mettre la main dans son pantalon, nous sommes dans un restaurant. Alors, je dis à O., Tant pis pour le crumble, on y va ? Je pose ma main sur sa main et je pense, Je ne sais pas ce qu'il y a après, mais je sais que ce n'est certainement pas une fin, et que c'est assurément un début.

Dimanche 28 novembre 2010

Comment ce sera après

Mon vœu d'écrire plus souvent ici n'a pas fier allure. Mais en ce moment, ce n'est pas l'envie qui me manque, c'est le temps. Le temps file et nous a déjà précipité vers l'hiver, et moi, à force de courir derrière lui, je suis toute essoufflée. Sur le calendrier de la cuisine, je me dis que dans trois jours je tournerai la page du dernier mois de l'année, et je me demande où tout ça ces jours, ces semaines, ces mois s'en va. Si c'est déjà comme ça avant   la course, le temps qui s'effrite, les saisons qui se bousculent comment ce sera après ? Elles me le disent toutes, ces mères de famille : "Profite de tes derniers jours libres, car tu verras, après, c'est pire. Ta vie ne sera plus qu'un marathon, une course de fond dont tu n'arriveras jamais à franchir la ligne d'arrivée". Merci de me prévenir.

Au bureau, je travaille beaucoup. Je n'ai pas ralenti mon rythme habituel. Je l'ai même peut-être accéléré. Je mets une obsession presque maladive à rendre tout encore plus parfait qu'à l'ordinaire. Je veux laisser des dossiers nickels, sans rien qui dépasse. Je sais que bientôt, lorsque je ne serai plus là, on va mettre le nez dans mes affaires et je ne supporte pas l'idée que qui que ce soit puisse penser derrière mon dos "Son travail, c'est du n'importe quoi". Bien sûr, je sais qu'en fait personne ne pourra penser ça de moi. C'est mon désir de perfection qui ressort de plus belle, ma hargne à vouloir être la première de la classe, et même mon acharnement à être meilleure que la meilleure. À la fin de la journée, je rentre chez moi dans la nuit. Satisfaite d'avoir bien travaillé. Mais lorsque je m'effondre sur le canapé, le corps lourd et endolori, je me vois soudain telle que je suis et je me répète : "Fais-en moins, apprends à dire non". Mais le lendemain, au bureau, devant mon ordinateur, je redeviens l'employé modèle, la petite élève parfaite. Mes jours sont comptés. Dans moins d'un mois et demi, je devrai lâcher les dossiers et ne plus y penser. Je le redoute comme si le départ du travail, contraint par les 16 semaines de congés maternité, allait officiellement marquer la fin d'une vie. Qui donc serai-je, dans près de six mois, lorsque je reviendrai au travail ? On m'aura remplacée... donc oubliée ? Et si ma remplaçante était meilleure que moi ? Et moi, comment ferai-je pour jouer les premières de la classe entre les biberons, les couches et les allers-retours chez la nounou ? Je ne pourrai plus partir à 20 h du boulot, ni dire à 18 h "ne t'inquiète pas, ce sera fait pour demain matin". Une voix en moi dit "ce n'est pas plus mal, de perdre tout ça". Mais une autre, toujours en moi, s'écrit qu'elle a la trouille. La trouille de savoir ce que sa vie sera après.

Au fond, j'ai du mal à accepter l'idée d'être diminuée en quoi que ce soit. Il y a quelques semaines, pour la première fois, quelqu'un m'a fait signe pour me céder sa place dans le métro. On entrait alors tout juste dans l'automne et mon ventre n'était qu'un minuscule ballon tout juste perceptible. Devant moi, la femme assise qui voulait se lever était relativement âgée. Elle a levé le menton, m'a souri, a fait mine de se lever. Autour d'elle, il n'y avait que des hommes jeunes, mais aucun d'entre eux n'a bougé, aucun d'entre eux n'a rien vu. Alors j'ai fait non de la tête. Non, je ne peux pas, non, je ne veux pas prendre la place d'une femme qui a le double de mon âge. Ai-je eu l'impression d'usurper une place qui n'est pas la mienne ? Comme si c'était accepter de ne plus être tout à fait moi-même déjà moi, la fille forte, parfaite, que rien ne fait céder.

Mais le week-end, toute la fatigue que j'ai voulu ignorer ressort d'un coup. Je continue d'abord de bouger, ranger ceci, cela, courir là-bas pour acheter le papier peint ou la poussette. Mais quelques heures plus tard, tout juste rentrée à la maison, je me laisse tomber sur le canapé, devant la télévision. Je m'allonge de tout mon long et, les mains sur mon ventre tendu, je laisse le temps contre lequel je me suis battue toute la semaine venir me rattraper. J'ai voulu oublier celle que je suis devenue, mais mon corps me le rappelle. Alors, bien au chaud sous mon plaid, je ferme les yeux. Et je m'efforce de me concentrer sur aujourd'hui. Pour surtout ne pas avoir à penser à comment ce sera après.

 

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