Mardi 27 août 2013

Les armoires aux souvenirs

On est tous là, dans la grande maison près des champs de blés coupés et des maïs encore verts. Il y a Papi, Mamie, Tonton, Mina, Baba, la Sardine. Et puis moi, "Maman". Le temps tourne au ralenti. Ici, c'est un peu nulle part. L'unique rue du village est déserte. Parfois, on entend le vrombissement d'un tracteur. La Sardine lève la tête vers le portail, les yeux lumineux et le sourire aux lèvres : "un tracteur ! un tracteur !" Et d'autres fois, c'est Mina, le chat, qui détale et qui arrive en courant dans l'allée du jardin, une souris accrochée à sa gueule ou bien simplement des poussières de paille coincées entre ses poils.

Les premiers jours, c'était une grosse chaleur d'été. Un ciel bleu, un air lourd chargé de mouches entêtantes. Les premiers jours, j'étais un corps dur de fatigue et de lassitude. Allongée sur le canapé du salon, dans la fraîcheur de la grande pièce mal éclairée, les jambes calées contre mon gros coussin granuleux, j'égrenais les heures. Mon livre tombait de mes mains, je fermais les yeux. Jusqu'à ce que la petite se réveille et que j'entende dans un cri l'obsédant "Maman ! Maman !"

Depuis deux ou trois jours, le ciel s'est couvert. Il y a des nuages gris et blancs qui naviguent dans le bleu du ciel. Le vieux short à fleurs reste accroché au portemanteau de la salle de bain et on ne sort plus la piscine rouge. D'un coup tout se met à prendre le goût de la fin. Fin d'été, fin de grossesse fin de partie. Il y a cette certitude qu'on continue d'attendre, comme dans la pièce de de Becket. Mais on ne sait pas très bien ce qu'on attend au fait. J'aimerais que cet été se termine et en même temps qu'il ne se termine jamais.

"Maman ! Maman !" La petite voix, son sourire, ses boucles emmêlées, ses yeux qui se plissent dans un éclat de rire. Il faut occuper la petite fille qui n'en a jamais assez des "joujous" et qui ne cesse de répéter "encore ! encore !" Alors on monte dans la grande chambre et on ouvre un placard. On sort un puzzle de carton un peu mangé. Un vieux truc d'un autre âge − Monsieur Toutou ou bien un canard jaune habillé d'un chapeau. Ou alors une grande boite rouge emplie de Legos dans laquelle se perdent une chaussure de Barbie (talon aguille rose vif), un porte-clé de faux billets anglais (souvenir d'un voyage scolaire de 6e), une écharpe d'un Playmobile (accrochée au cou d'un bonhomme qui n'a plus ses cheveux de plastique), une lettre aimantée qui a perdu son jeu (un "e" rouge minuscule). Inventaire des souvenirs. Inventaire de mon enfance. La liste s'allonge. La petite fille est insatiable. Elle empile quelques Legos, fait vroum vroum avec les voitures métalliques déglinguées et tape des mains à l'écoute du 33 tours d'Émilie Jolie. Puis elle soupire et lève vers moi ses yeux suppliants : "un aut' joujou Maman !" Maman, fatiguée, rétorque "Vas voir Mamie !" et Mamie, infatigable, elle, va ouvrir un autre tiroir, une autre armoire, un autre placard, et en sort une autre boite, une autre valise, une autre enveloppe, pour en sortir une autre poupée, une autre paire de cubes, un autre jeu de cartes. Un autre souvenir. Un autre sourire. Kiki, Charlotte aux fraises, Chantal Goya et Monsieur Patate. La petite fille éclate de rire, se moquant de la poussière, des pieds mangés des poupées et des pièces perdues des puzzles. Et puis l'autre petite fille sourit aussi. Celle qui dort en silence dans la Maman au ventre dur et au regard fatigué.

Ici, le temps a un regard étrange. Lent, voire immobile. Parfois il avance même à reculons. Difficile d'imaginer que demain sera un autre jour (septembre, le retour à la ville, la fin du ventre dur sous lequel navigue la forme d'un pied ou d'une main). Au fond, j'aime cette vie entre parenthèses dans laquelle j'apprend à respirer à nouveau.

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