Lundi 12 septembre 2005

Me lire en étrangère
Je n'espérais pas une réponse si rapide. Mais elle est bien là, officielle et neutre. Quasiment anonyme :

Madame,
Nous avons bien reçu votre texte et nous vous remercions d'avoir pensé à nos collections pour sa publication éventuelle.
Nous ne pourrons cependant pas donner suite à votre proposition, votre texte ne correspondant pas à notre politique éditoriale actuelle.
Sachez que nous gardons votre manuscrit un mois à partir de ce jour. Si vous souhaitez que nous vous le retournions, merci de bien vouloir nous faire parvenir des timbres postaux.
Dans l'attente de vous lire une prochaine fois, je vous prie d'agréer, Madame, l'expression de mes sentiments distingués.
La directrice littéraire.

Le plus dur, ce n'est pas le refus (attendu, pour être honnête). Non, le plus dur, c'est de me dire que je ne suis pas plus avancée sur la valeur ou la non-valeur de ce que j'ai écrit. Le comble, c'est que paradoxalement cela m'est facile de juger des écrits des autres, lorsqu'ils me tombent entre les mains. Lorsqu'il m'arrive de lire le manuscrit de quelqu'un d'autre, je n'ai pas besoin de tergiverser dans tous les sens. Dès les premières pages, je sais l'effet que me font l'histoire et son écriture : un style lourd, un vocabulaire imprécis, des incohérences dans les personnages, ou au contraire une écriture vive et acérée, une justesse des descriptions, un récit émouvant et fort. C'est certain, c'est facile de juger les écrits des autres quand on est un peu du métier et qu'on a l'habitude de lire des textes. Le plus impressionnant, c'est que l'on sait véritablement dès les premiers mots.

Rien de cela avec mes propres écrits. Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je me lis, je me relis. Mais je ne sais toujours pas. Je bute toujours sur cette impossibilité : je ne peux pas m'extraire de moi-même, me dédoubler et lire mon texte comme si je le découvrais pour la première fois. Lorsque je relis un des chapitres de mon roman, je sais toujours ce qui va se passer ensuite. Certes, je peux remarquer une phrase mal dite ou un mot mal choisi que je n'avais pas remarqué auparavant. Mais je ne peux pas avoir une lecture vierge et objective de moi-même. Je connais trop les ficelles de mon texte et je ne peux pas me laisser surprendre par lui. Quelques pages lues à peine et déjà je m'ennuie éperdument. Il n'y a de suspens, pas d'inconnu. Au contraire, il n'y a rien d'autre que des phrases dont j'ai encore en mémoire chaque inflexion. Non, jamais je ne pourrai être une lectrice étrangère vis-à-vis de moi-même.

Il n'y a plus qu'à attendre. Attendre certainement des lettres identiques d'autres maisons d'édition. Attendre aussi que le temps passe suffisamment pour s'effacer en poussières sous l'oubli. Dans quelques mois, dans quelques années, j'aurai peut-être oublié tout ce que j'ai voulu ou cru mettre dans mon texte et les souvenirs liés à chaque page ne me reviendront plus à tout instant. Je pourrai alors peut-être me lire en étrangère. Et enfin savoir.






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